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se sont opérés depuis tantôt deux cent cinquante ans dans les sciences de la nature, dans les méthodes de l’érudition, et dans la conception de la philosophie, vous serez étonné qu’en vérité M. Renan semble avoir écrit pour venger « le déclamateur Bossuet » des sarcasmes inconvenans de Voltaire et de son école. Bossuet croyait aux miracles de la Bible, et M. Renan n’y croit plus, d’abord a parce qu’on n’a jamais observé qu’un Être supérieur s’occupât des choses de la nature, » ce qui n’est pas d’ailleurs un bien fort argument, — notre expérience est si courte ! — Et en second lieu par ce que d’admettre le surnaturel, ce serait poser en principe l’impossibilité de la science. Bossuet croyait aux enseignemens de la tradition sur l’inspiration de la Bible, et M. Renan ne voit dans la Bible qu’un livre tout humain, plus beau qu’un autre, mais auquel il pense être en droit d’appliquer les mêmes règles de critique et d’interprétation qu’aux poèmes homériques ou aux épopées indoues. Et Bossuet enfin considérait l’histoire du peuple de Dieu comme une histoire « miraculeuse, « tandis que, pour M. Renan, s’il y a des histoires « miraculeuses, » alors, il faut qu’il y en ait au moins trois, la juive n’ayant rien de plus « miraculeux » en soi que la romaine et surtout que la grecque…

Mais, après cela, sur presque tout le reste, et en particulier sur la « vocation religieuse » des Juifs ou sur leur rôle « providentiel, » ce sont les mêmes idées, si ce n’est pas le même esprit ; et la preuve, comme vous le verrez, c’est qu’on leur adressera les mêmes critiques, et du même côté. Comme à Bossuet jadis, on reprochera à M. Renan d’avoir si longuement raconté « l’histoire d’un malheureux peuple, qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines. » On lui reprochera d’avoir si consciencieusement étudié « la politique des rois de Juda et de Samarie, qui ne connurent que l’assassinat, à commencer par leur David. » On lui reprochera d’avoir essayé pour sa part « de consacrer l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse. » Ces gentillesses, où rien ne manque tant que l’esprit, sont de Voltaire, et je ne doute pas qu’il y ait encore aujourd’hui, parmi nous, des voltairiens pour les trouver plaisantes. Mais les autres, en dépit de Voltaire, continueront de croire que le rôle d’un peuple dans l’histoire ne se mesure pas uniquement au nombre de ses citoyens, que, le christianisme étant inexplicable sans le judaïsme, la connaissance du judaïsme est un élément nécessaire de l’histoire de la civilisation, et que l’on ne saurait, pour conclure, savoir à M. Renan trop de gré de l’avoir démontré avec la triple autorité de sa science, de son talent et de son indépendance d’esprit.