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ne sentirions passer dans la Genèse, selon l’expression de M. Renan, que « le souffle du printemps du monde, » ou, dans les livres des Prophètes, que « le clairon des néoménies et la trompette du jugement,» il serait encore vrai qu’avant de lui devoir une manière de penser, nous devons à la Bible une manière de sentir. Dans les autres littératures, et notamment dans la grecque, il y a peut-être des idylles qui égalent celle de Ruth, et, dans les autres mythologies, il y a des fables cosmogoniques dont la transparente naïveté charme encore, d’une façon plus sensuelle, après trois mille ans, nos imaginations fatiguées; mais il n’y a rien, dans aucune littérature, qui soit d’une inspiration plus extraordinaire ou plus haute que la Genèse, plus clair dans la profondeur, plus humain, et cependant à la fois plus mystérieux et plus saisissant. C’est ce qu’oublient trop volontiers ceux qui croient n’avoir besoin pour composer la civilisation que de l’histoire de la Grèce et de Rome. « L’histoire littéraire du monde est l’histoire d’un double courant qui descend des Homérides à Virgile, des Conteurs bibliques à Jésus, ou, si l’on veut, aux Évangélistes.» Voilà pour l’antiquité; mais, dans une histoire plus moderne, si l’on supposait taries ou desséchées les sources de l’inspiration hébraïque, ni les Allemands n’auraient Luther, ni les Anglais le Paradis perdu, ni nous-mêmes Pascal, Bossuet, Hugo, les poètes de l’obscur et de l’inaccessible, si l’on peut ainsi dire, ceux qui nous ont donné le frisson de l’infini, et ceux enfin qui, parmi les hommes, ont entretenu le sentiment et la notion du divin. Les Grecs ont trop aimé la vie, l’ont conçue trop riante, n’ont pas imaginé qu’elle eût d’autre objet qu’elle-même; ils ont manqué du sens de l’au-delà.

C’est ici, pour me servir de l’expression de M. Renan, quoique j’en aimasse mieux une autre, ce qui range Israël parmi les unica de l’histoire de l’humanité. Car il semble bien qu’il y ait, sinon des religions, tout au moins des civilisations athées, celle de la Chine, par exemple, où la nécessité de maintenir le lien social, comme elle en est l’origine, est la seule raison qui perpétue l’observation des « rites » et les apparences d’un culte. D’autres races, comme la race aryenne, ne paraissent pas s’être élevées au-dessus du polythéisme, à ce point même qu’il a fallu que le christianisme, pour se les inféoder, nous donnât dans ses Saints l’équivalent populaire des anciens dieux domestiques ou municipaux de la Grèce et de Rome. Mais les Sémites seuls ont conçu le Dieu un et universel, transcendant, non pas immanent, et, dans la grande famille sémitique, ç’a été le rôle ou la mission d’Israël que de dégager du milieu des idolâtries environnantes, et au besoin de la sienne propre, la notion du monothéisme.

Faute autrefois d’avoir bien compris sur ce point la pensée de