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qui lui devaient appartenir ? Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d’une affection qui ne s’est jamais démentie? » Et il se répond en ces termes : « Quand l’un et l’autre nous paraîtrons devant Dieu, c’est moi qui serai condamné... Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l’attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m’inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. »

Telle fut, dans les traits principaux de sa physionomie intellectuelle et morale, la femme distinguée dont j’ai écrit le nom en tête de ces pages ; telle, à peu près, elle s’évoque dans la pénombre où il nous est permis d’entrevoir les figures du passé.

Si, sans s’arrêter à ce qu’une telle recherche a de vain, on se demandait maintenant quelle moralité l’on peut tirer de l’étude qui précède, voici celle que j’indiquerais, quelque singulière qu’elle paraisse dans le cas présent : c’est que le bonheur ou le malheur d’une vie est moins le résultat des circonstances extérieures que l’effet des qualités morales, tenues de nature ou acquises par discipline. Les circonstances à travers lesquelles s’est déroulée la vie de Mme de Chateaubriand lui furent presque toujours adverses, mais elle avait reçu en partage un ensemble de qualités propices qui auraient suffi à en neutraliser l’action, si deux dons ne lui avaient été refusés. Elle apportait, en effet, dans la vie, les élémens les plus efficaces du bonheur, c’est-à-dire un esprit sain et droit, un jugement sûr et mesuré, des goûts susceptibles de satisfactions très diverses et des exigences très modérées, une sensibilité tendre sans excès, une rare puissance d’attachement, un admirable équilibre intellectuel et moral. Mais, comme le charme lui a manqué, elle n’a pu retenir près d’elle son époux inconstant, et elle n’a pas su se créer une de ces affections qui consolent de tout et font tout oublier : mariée, elle a vécu plus isolée que les veuves ; femme, elle n’a pas eu d’amant; quand les secrets les plus douloureux de la vie lui furent révélés, elle souffrit seule, elle cicatrisa seule les plaies de son cœur. Et comme l’imagination n’avait point de prise sur son esprit net et positif, elle n’a connu ni les enchantemens du rêve ni ceux de la piété mystique, ces enchantemens suprêmes qui dépassent toutes les réalités, qui apaisent les plus vives douleurs et qui firent même trouver à quelques âmes privilégiées une douceur infinie dans la souffrance.


M. PALEOLOGUE.