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intérieures, des appels désolés, des tristesses désespérées? On ne sait; ses détresses demeurèrent toujours secrètes et silencieuses. Sauf à Joubert, cet ami délicat qui pouvait tout entendre et savait tout comprendre, elle ne se livra à personne, je pense, par pudeur d’abord, par calcul aussi sans doute, car, sur ce point, elle était femme à penser, avec Mme du Deffand, « qu’il n’y a pas une seule personne à qui l’on puisse confier ses peines sans lui donner une maligne joie et sans s’avilir à ses yeux. »

Les relations qu’elle entretint avec Mme Récamier furent empreintes d’un caractère assez original et marquées d’une nuance bien délicate à définir. C’est en 1818 que M. de Chateaubriand avait commencé de fréquenter chez Mme Récamier, et, dès ses premières visites, il avait subi le prestige de beauté souveraine de la grande séductrice. Mais bientôt le charme tout-puissant qu’il avait tant de fois exercé lui-même avait agi à son tour, et l’Abbaye-aux-Bois était devenue son sanctuaire, un temple élevé à sa gloire : on l’y encensait, on l’y adorait, il n’y avait pas une pensée, pas une admiration qui ne montât vers lui. Quand l’ivresse du début se fut un peu dissipée (c’était en 1822), il témoigna à Mlle de Chateaubriand le désir de la présenter chez son illustre rivale, et elle y donna son consentement. J’imagine que ce fut une journée célèbre et féconde en observations piquantes, comme on commençait à les aimer alors, que celle où la vicomtesse de Chateaubriand parut chez Mme Récamier. On voyait en présence les deux types de femmes les plus opposés qu’on pût imaginer, différentes par l’esprit et par le cœur, par les dehors physiques et par la nature morale, antipathiques d’instinct l’une à l’autre, alors qu’il n’y eût pas eu entre elles de motif particulier d’éloignement. Les contemporains ne nous ont rien appris sur cette première entrevue; mais ce qui nous permet d’en deviner la physionomie, c’est qu’elle fut suivie de beaucoup d’autres, et que des relations fréquentes s’établirent entre les deux rivales. Dans cette circonstance mémorable de sa vie, Mme de Chateaubriand put croire sincèrement n’avoir fait aucune concession, et elle ne dut pas sentir le poids du sacrifice auquel elle se prêtait en se rendant à l’Abbaye : elle céda, elle aussi, à la séduction de celle à qui personne ne résista jamais. Par un singulier privilège, en effet, le charme de Mme Récamier agissait avec autant d’efficacité sur les femmes que sur les hommes. Malgré les jalousies, malgré les rivalités d’amour-propre et de cœur, malgré les animosités de toute sorte que ses succès soulevaient autour d’elle, ses amitiés féminines furent aussi nombreuses et aussi fidèles que les autres; même dans ses relations avec les femmes, — avec la reine Caroline de Naples et avec la reine Hortense, par exemple, —