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donné d’occuper au foyer conjugal. Peut-être faudrait-il ajouter que, par une rancune toute féminine, elle abusait tant soit peu, à l’occasion, dans son intérieur, des avantages de sa situation présente. Afin de venger d’anciens griefs, dont la source était très loin d’être tarie, il ne lui déplaisait pas de faire montre, parfois assez puérilement, malgré toute sa finesse et son goût, de ses privilèges de maîtresse de maison. C’est ainsi qu’elle prenait plaisir à contredire tout doucement, mais péremptoirement, les assertions souvent un peu risquées de l’auteur du Génie du christianisme, ou à redresser ses souvenirs personnels trop fantaisistes, en leur opposant des faits positifs, accentués d’une voix basse et indifférente, mais toutefois assez sèche et très nette.


Pour être juste, il faut reconnaître que, toute sa vie durant, la patience de Mme de Chateaubriand fut soumise à une rude épreuve, et que son dévoûment dut être d’essence rare pour survivre à tant d’infidélités. La liste fut longue, en effet, des passions que « René » souleva sur son brillant passage et auxquelles il se donna ou plutôt se prêta tour à tour : Mme Récamier mise hors de cause, combien de noms à y inscrire, depuis la touchante Charlotte Ives, depuis Mme de Beaumont, jusqu’à Mme de Custine et de Mouchy, jusqu’à la duchesse de Cumberland, jusqu’à «Mme de Saman, » jusqu’à la jeune fille inconnue qui s’offrit à lui quand l’extrême vieillesse l’avait déjà frappé, et à qui il adressa cette confession déchirante : « Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas !.. Hier pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m’entourer de tes mains comme d’une guirlande de fleurs, il me fallut tout l’orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accens passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s’il te par le comme je te parlais et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. »

Quelle attitude la vicomtesse de Chateaubriand adopta-t-elle à l’égard de son mari infidèle, quelle figure prit-elle dans le monde sous le feu des regards indiscrets ou malveillans, quel accueil eut-elle pour ses rivales quand elle ne put éviter de les rencontrer? Le sentiment très vif qu’elle avait de sa dignité lui inspira, dans ces conjonctures délicates, une conduite noble et fière. Elle n’affecta ni les dehors de la jalousie, ni ceux de la résignation, mais elle feignit de ne rien voir, de ne rien comprendre. A quelque profondeur de l’âme que ses douleurs aient pénétré, elle ne les a jamais traduites par une expression violente ni indiscrète, « elle ne se plaignit jamais; » c’est Chateaubriand lui-même qui le déclare. Eut-elle des révoltes