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tant reçu, Mme de Chateaubriand se montra admirable de dévoûment et de piété conjugale.

Pourquoi donc, malgré tant de qualités de l’esprit, malgré cette sensibilité qui savait être vive et profonde, malgré cet attachement qui ne se démentit jamais, la vicomtesse de Chateaubriand n’occupa-t-elle qu’une place si étroite dans le cœur de son mari?

À cette question il n’est qu’une réponse, mais elle est décisive : le charme lui a manqué. Elle n’avait pas le don de la tendresse caressante, de la grâce indulgente et aimable, ni de cette douceur secrète qui s’exhale comme un parfum mystérieux de l’âme et sans laquelle les plus forts sentimens sont vains et stériles. Elle ne pouvait certes donner à son époux la passion exaltée que la froideur de son tempérament Imaginatif lui interdisait de ressentir, mais elle aurait pu ménager autour de lui, dans l’intimité du foyer, une atmosphère plus calme, plus tiède, où ce grand génie inquiet se fût détendu, apaisé. Et cette lacune sentimentale était d’autant plus grave chez Mme de Chateaubriand qu’elle eut précisément pour rivales deux femmes qui, à leur heure, personnifièrent au plus haut degré le charme féminin, Mme de Beaumont et Mme Récamier.

Au contraire des admiratrices de « René, » qui le considéraient toutes comme un être exceptionnel, comme un demi-dieu qui eût condescendu à partager les passions humaines, elle s’amusait, par esprit de taquinerie, à le rabaisser au niveau des communs mortels. Elle le plaisantait sur ses « belles dames, » elle lui marquait le ridicule de ses succès mondains : « M. de Chateaubriand, écrit-elle dans une de ses lettres, dîne chez deux femmes d’un rare esprit, qui ne veulent pas qu’il mange autre chose que des feuilles de rose humectées de rosée ; autrement il ne serait pas l’auteur de tant de beaux ouvrages pleins de sentiment et d’imagination, etc. Ces deux femmes sont Mme de Damas et de Vogüé. » Toute son attitude envers lui, sa manière d’être journalière, ses reproches plus ou moins voilés, ses allusions plus ou moins ironiques et mordantes, exprimaient trop clairement ce qu’osa écrire, un jour, à Rousseau, dans un accès de dépit, une de ses correspondantes qui avait été parmi les plus éprises : « Allez ! vous êtes fait tout comme les autres hommes ! »

Les Souvenirs du comte d’Haussonville nous la dépeignent très finement dans ce jour et sous cet aspect de son caractère, à l’ambassade de Rome.


Elle jouissait, à ce qu’il m’a semblé, mais sans se faire aucune illusion, de la place importante que, pour la première fois, il lui était