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mots ni des apparences. C’est qu’elle le voyait de trop près, le merveilleux enchanteur, pour que le charme pût agir sur elle; il eût fallu plus de recul, le lointain de la scène, la séparation de la rampe. Son sens très fin l’avait percé à jour : elle démêlait très bien ce qu’il entrait d’élémens divers et contradictoires dans sa personnalité, singulier composé de puissance géniale et de faiblesse humaine, de grandeur et de mesquinerie, de générosité et d’égoïsme; elle savait qu’il y avait en lui deux hommes, celui qui agissait, parlait et écrivait pour le public, et celui qui, le masque tombé, se manifestait dans le déploiement de sa vraie nature, dans le sens de ses penchans, dans la sincérité de son âme. C’était ce dernier qu’elle voyait le plus souvent : il se montrait dans l’abandon familier de la vie quotidienne, et surtout aux jours de déceptions, de dépits, d’insuccès, aux heures de soucis matériels et de maladie. Alors apparaissaient ce qu’il y avait de faux et d’artificiel dans le personnage public, les dessous du rôle, le contenu des gestes et des poses, tout ce que recouvrait la pompe des phrases sonores et cadencées, je veux dire les exigences d’une ambition insatiable, de misérables rancunes, d’incroyables préoccupations d’amour-propre et toutes les mesquineries d’une âme en apparence haute et fière.

Quand, par exemple, se posant en croyant, en descendant des croisés, il écrivait dans la préface de l’Itinéraire : « Je serai peut-être le dernier des Français sorti de mon pays pour voyager en terre-sainte avec les idées, le but et les sentimens d’un ancien pèlerin;.. » quand il traçait ces lignes, elle savait da science certaine, et bien avant que les Mémoires l’eussent appris au monde, qu’il n’était allé chercher en Orient qu’une plus brillante illustration pour toucher l’âme insensible de Mme de Mouchy. « Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémona et d’Othello? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les momens. Du bord de mon navire, les regards attachés à l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves?.. »

L’histoire n’est plus à écrire des contradictions éclatantes dont toute l’existence de Chateaubriand a été remplie, et du divorce qu’il y eut toujours en lui entre l’homme public et l’homme privé : Sainte-Beuve s’en est chargé et de telle sorte qu’il n’y a pas à y revenir.

Mais il est un autre ordre de considérations qui faisaient à la