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vicomtesse de Chateaubriand n’ait rien lu des œuvres de son mari? Et, si cela est, comment expliquer que, de toute la société où elle fréquentait et où on la tenait pour distinguée par l’esprit et le goût, elle ait été la seule à ignorer Atala, René, les Martyrs ?

Qu’elle ait toujours été étrangère à la vie littéraire de M. de Chateaubriand, c’est ce qui ressort très clairement, à la première lecture, de sa Correspondance et de ses Souvenirs. On s’attend à y trouver ces révélations que nous cherchons dans les alentours d’un auteur et que nous demandons à ceux qui l’ont connu dans le privé de sa vie, ces indications précieuses qui expliquent la conception d’une œuvre, en marquent les formes successives, en dévoilent le sens intime et nous font assister, pour ainsi dire, au travail intérieur dont elle est le produit complexe. On n’y relève, au contraire, que des mentions vagues et banales, comme celle-ci : « M. de Chateaubriand s’occupe des Martyrs ;.. » et celle-ci encore : « Je ne me rappelle plus à quelle époque M. de Chateaubriand imprima son Itinéraire... » Cette indifférence semblerait donc justifier à première vue la singulière assertion des Mémoires d’outre-tombe. Je ne puis admettre cependant que Mme de Chateaubriand n’ait jamais lu une ligne des œuvres écloses près d’elle. Tout d’abord, un témoignage très précis et qui peut faire foi, celui de Mme Lenormant, auteur des Souvenirs de Mme Récamier, affirme qu’on surprit plus d’une fois la vicomtesse lisant à la dérobée quelqu’un de ces volumes dont elle protestait n’avoir jamais tourné les pages. Ensuite, le goût très vif que Mme de Chateaubriand avait pour la lecture, la curiosité très étendue de son esprit, l’intérêt qu’elle prit toujours à tout ce qui concernait son mari, toutes ces considérations et bien d’autres encore qu’il n’est même pas besoin d’énumérer, contrediraient l’affirmation que nous discutons, si un plus attentif examen n’y découvrait un sens caché dont la révélation éclaire d’un jour tout nouveau la nature morale de Mme de Chateaubriand.

Cette ignorance où elle prétendait être des œuvres de son mari n’était qu’affectée; c’était une attitude qu’elle s’était imposée à l’égard du monde, pour deux raisons très judicieuses, très sagement délibérées et qui procédaient toutes deux d’un haut sentiment de sa dignité.

La première de ces raisons est qu’elle ne voulait pas critiquer des œuvres que sa conscience et ses goûts désapprouvaient. A bien prendre, en effet, que trouvait-elle au fond de chacun de ces récits qui passionnaient sa génération, d’Atala., de René, des Martyrs, et surtout des Mémoires d’outre-tombe? Elle n’y rencontrait rien qui ne froissât violemment sa nature saine et droite, son amour du vrai, son esprit critique si délié, si attentif à n’être dupe ni des