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qu’un seul passade; on saisira bien, dans la divergence des textes, la différence des imaginations et des procédés de composition[1].


Le lendemain, 8 juillet (1815), le roi lit dire de nouveau à mon mari de venir lui parler. La première chose qu’il lui dit fut : — Eh bien ! monsieur de Chateaubriand? — Eh bien! Sire : Votre Majesté renvoie ses régimens et prend Fouché? — Oui, reprit le roi, il le faut. Voyez, depuis mon frère jusqu’au bailli de Crussol, et celui-là n’est pas suspect, tous disent que nous ne pouvons pas faire autrement. Mais bon pour les deux premières choses : il y a remède. Pour la cocarde, c’est une autre affaire. Je ne céderai jamais sur ce point. Qu’en pensez-vous? — Hélas! Sire, la chose est faite. Permettez-moi de me taire. — Non, non, dites. Vous savez comme j’ai résisté depuis Gand. Dites, qu’en pensez-vous? — Vous le voulez. Sire, je ne sais dire que la vérité; et puisque Votre Majesté la pardonnera à ma fidélité, je crois que la monarchie est finie. Pardon, Sire, vous le pensez comme moi ; c’est ce qui m’a donné la hardiesse de vous exprimer ma pensée.

Il tremblait cependant de cette hardiesse, quand le roi reprit : — Eh bien ! mon ami, je suis de votre avis.

Le fait est vrai à la lettre.


Tels qu’ils sont, ces Souvenirs justifient l’appréciation que Chateaubriand a portée sur celle qui les a rédigés : « Je ne sais, dit-il, s’il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause. La tromper en rien est impossible. D’un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, elle raconte à merveille. »

Après cet éloge très mérité, on lit ces mots :

« Mme de Chateaubriand m’admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages. »

Nous touchons ici à un point des plus délicats. Est-il vrai que la

  1. Voici le texte des Mémoires d’outre-tombe (t. IV, p. 28) : — « Avant de quitter Saint-Denis, je fus reçu par le roi et j’eus avec lui cette conversation : — Eh bien! me dit Louis XVIII, ouvrant le dialogue par cette exclamation. — Eh bien ! Sire, vous prenez le duc d’Otrante. — Il l’a bien fallu; depuis mon frère jusqu’au bailli de Crussol (et celui-là n’est pas suspect), tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement. Qu’en pensez-vous? — Sire, la chose est faite, je demande à Votre Majesté la permission de me taire. — Non, non, dites; vous savez comme j’ai résisté depuis Gand. — Sire, je ne fais qu’obéir à vos ordres; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. — Le roi garda le silence; je commençais à trembler de ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit: — Eh bien ! monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis, — cette conversation termine mon récit des cent jours. »