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dont elle ne savait pas un mot; mais comme elle avait à cœur de prendre la traduction de l’écriture en défaut, elle avait appelé à son aide un vieux Juif qui lui expliquait le texte comme un rabbin et la volait de même. Ce Juif, appelé Noë, fut un jour arrêté pour avoir volé des perruques. Mlle de Coëlin, furieuse de l’insulte faite à son maître, alla trouver M. Pasquier, alors préfet de police, et qu’elle détestait de vieille date. Elle lui fit une scène terrible. Elle soutint que Noë n’avait point volé les perruques, mais qu’il les avait achetées; elle le prouva même en les payant; et l’affaire n’eut d’autre suite qu’une rancune qu’elle garda à M. Pasquier, sur lequel, depuis, elle avait toujours quelque histoire à raconter. »


Cette silhouette féminine n’est-elle pas tracée avec une vivacité charmante et toute personnelle?

La correspondance de la vicomtesse est écrite de la même main qui a rédigé cette page des Souvenirs, dans le même mouvement de style, avec un même tour d’agrément, avec la même indépendance de pensée et de jugement. Quelques-unes de ses lettres (dans les meilleures pages, il est vrai) font songer à certains billets de Mme de Sévigné. La comparaison est juste, en effet, à condition d’en bien marquer les limites et de se rappeler qu’une même façon de s’exprimer peut traduire des états d’esprit très différens. Par l’allure de la phrase, par la sincérité de l’expression, par une certaine grâce aimable, il est telle lettre adressée à Joubert qui pourrait être rapprochée de telle autre lettre à Bussy ; mais rien que je sache, dans tout ce qu’a écrit Mme de Chateaubriand, ne porte, au moindre degré, la marque de cette imagination toujours jeune, de cette tendresse large et bienfaisante, et de cette fraîcheur savoureuse du cœur et de l’esprit qui furent le privilège de la délicieuse marquise.

On a dit que Mme de Chateaubriand avait collaboré aux Mémoires d’outre-tombe ; on a même prétendu (et c’est l’avis de M. G. Pailhès, éditeur des Mémoires de la vicomtesse) que sur les points où cette collaboration se serait exercée, les relouches, additions et suppressions faites de la main de Chateaubriand lui-même, ont gâté l’œuvre première qu’il copiait.

Posées dans ces termes, ni l’une ni l’autre de ces assertions ne sont exactes. A y regarder de près, en effet, et sans parti-pris, que voyons-nous dans les Mémoires rédigés par Mme de Chateaubriand? Et d’abord, par l’étendue et l’ordonnance du récit, par la suite des faits qui y sont rapportés, sont-ce bien des Mémoires? Ils se composent, nous dit M. G. Pailhès, de deux cahiers, l’un relié en maroquin rouge, l’autre revêtu de papier vert. Celui-ci (pour l’écarter