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vie brillante où tout était réglé pour sa gloire comme dans une apothéose. On le rencontrait bien encore, aux mêmes heures, se rendant chez Mme Récamier ; il y allait, toujours vêtu avec élégance et la fleur à la boutonnière, avec les mêmes désirs de conquête, avec la même soif d’adulation; mais il était plus voûté, plus ridé, et, quand il arrivait à l’Abbaye-aux-Bois, on l’entourait de plus de respects que d’admiration. Lamartine, qui y fut reçu à cette époque, et qui n’apportait pas dans ses jugemens sur « René » vieillissant l’indulgence dont lui-même devait tant avoir besoin plus tard, nous l’a montré « avec ses yeux qui semblaient deux charbons mal éteints, » dissimulant derrière un écran ou un fauteuil la disgrâce de son corps fatigué, cherchant à reconnaître les visages, répétant ses phrases, se survivant à lui-même. Bientôt même, il lui fut impossible de se rendre chez Mme Récamier; alors ce fut elle qui vint le voir. Elle était entrée depuis longtemps en rapports avec Mme de Chateaubriand, et, par la suite des années, leurs relations étaient devenues, de courtoises confiantes, d’intermittentes presque quotidiennes. Chaque jour donc, Mme Récamier venait passer plusieurs heures auprès de son fauteuil ou au chevet de son lit, et Mme de Chateaubriand leur tenait compagnie. Ces deux femmes vivaient ainsi, très unies maintenant, parlant librement du passé, se rappelant leurs amis morts, tandis que lui, silencieux, affaissé, toutes ses facultés oblitérées, les écoutait à peine, « ne pouvant plus suivre une idée deux minutes de suite. » Quand la mort vint, elle frappa d’abord celle que l’âge avait le plus épargnée : Mme de Chateaubriand mourut, le 9 février 1847, après une courte maladie. M. de Chateaubriand s’éteignit dans le courant de l’année suivante (4 juillet 1848). Mme Récamier ne lui survécut que quelques mois.


II.

Considérée dans l’ordre de l’esprit, la femme distinguée dont je viens de rappeler la vie avait pour qualités maîtresses la droiture du sens et la sûreté du jugement. Ces qualités ne procédaient, en elle, ni de l’expérience, ni du raisonnement, ni d’une discipline acquise, mais elles faisaient le fond même de son tempérament intellectuel, et j’imagine qu’elle dut arriver, par instinct et tout de suite, au plein exercice de ces facultés. Elle était de ces esprits qui saisissent la réalité des choses et des personnes à leur premier aspect, sans prisme ni verre grossissant. Antipathique à tout ce qui était artifice ou procédé, allant droit au fond et au fait, elle n’aimait que le vrai et voulait qu’on restât toujours soi-même, en parfaite sincérité de cœur et de langage. On juge par là de l’éloignement,