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s’avaler la langue d’ennui, à se manger l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchans, de leur façon naturelle de vivre ; la misère les serre l’une contre l’autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser, elles se mordent…


Ainsi, à cette heure douloureuse, M. de Chateaubriand déclarait que la misère était le seul lien qui l’unît désormais à sa femme et « qui les serrât l’un contre l’autre dans des liens de gueux, » que la vie commune dans l’indigence était un supplice, et que, s’ils eussent été libres tous deux, « ils s’en seraient allés chacun de son côté. »

Cette pensée de séparation fut-elle sérieuse de part ou d’autre ? Je ne le crois pas. En ce qui concerne Mme de Chateaubriand, toute sa vie en serait le démenti : cette marque d’ingratitude n’était pas la première épreuve qui lui vînt de son mari ; elle en avait subi, depuis que leurs destinées étaient unies, et de plus cruelles, et de plus intimes ; mais jamais l’idée d’une rupture ne s’était présentée à son esprit. Ce n’était donc pas à l’heure précise où l’avenir apparaissait plus sombre et imposait à son dévouement conjugal de plus lourdes responsabilités qu’elle pouvait songer à rejeter le fardeau de l’existence commune. Quant à lui, je veux croire, en effet, que, dans un accès de colère, le cœur débordant d’amertume, il ait accepté un instant la pensée de reprendre sa liberté, et qu’il s’y soit même assez longtemps arrêté pour la formuler par écrit : l’égoïsme était le trait dominant de son caractère, et tout autre sentiment s’effaçait en lui quand sa personnalité était enjeu. Mais, cette crise de désespoir passée, ses idées, comme il lui arrivait toujours en pareil cas, prirent une tout autre direction. Il eut alors la vision très nette du genre de vie qui lui était réservé désormais, et de la part, sinon de bonheur, du moins de tranquillité et de bien-être, que le dévoûment de Mme de Chateaubriand pouvait lui apporter encore ; la raison lui revint, et cette pensée mauvaise, qu’il n’avait écrite que pour soulager son cerveau, « de même qu’on se fait percer les veines quand le sang afflue au cœur ou monte à la tête, » n’eut aucune suite. D’ailleurs, la publication de l’Essai sur la littérature anglaise et de l’Histoire du Congrès de Vérone, puis, peu de temps après, la cession à une société financière des Mémoires d’outre-tombe, en assurant le ménage contre la misère, y ramenèrent bientôt l’entente.

Ils retournèrent à Paris et reprirent, avec un train plus modeste encore, leur vie des dernières années de la restauration ; mais, pour M. de Chateaubriand, ce n’étaient que les apparences de cette