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arriva à Villeneuve: M. de Chateaubriand se bornait à annoncer que son voyage d’Orient s’était heureusement accompli, et qu’avant de rentrer en France, il lui restait encore à visiter l’Espagne. Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il allait toucher enfin au but secret de sa longue pérégrination : le prestige de l’éloignement avait été souverain, le cœur qu’il avait voulu soumettre s’avouait vaincu enfin, et on l’attendait à Grenade.

Ce n’est pas une des moindres singularités de la vie de Mme de Chateaubriand qu’ayant été liée à l’une des destinées les plus orageuses, les plus tourmentées, les plus romanesques du siècle, elle ait compté par elle-même si peu d’événemens importans et ne se soit déroulée pour ainsi dire (en exceptant toutefois l’époque de la Terreur) qu’à travers des crises morales. Les grands faits qui marquèrent comme autant d’étapes dans la vie brillante et agitée de « René » ne sont donc que des sortes de jalons, des points de repère dans le développement intime de la femme distinguée que le sort avait unie à lui. C’est un ordre d’idées dont il ne faut point abandonner la vue, dans une biographie de la vicomtesse de Chateaubriand, si on veut la saisir dans son vrai jour et dans la demi-lumière qui lui convient. On sait que, quelques mois après le retour d’Espagne (juillet 1807), M. de Chateaubriand fut exilé de Paris par ordre de l’empereur, en raison d’un article publié par le Mercure et qui se terminait par ces mots : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère. Tacite est déjà ne dans l’empire. » Napoléon était à Tilsitt quand cet article parut ; irrité de l’allusion évidente qui était faite à sa personne, il interdit à l’auteur le séjour de la capitale. M. de Chateaubriand a raconté que « Bonaparte avait menacé à cette occasion de le faire sabrer sur les marches de son palais. » Une lettre connue de Joubert avait déjà réduit l’incident à des proportions plus modestes ; les Souvenirs écrits de Mme de Chateaubriand en enlèvent aussi tout élément dramatique. La police impériale mit même toutes les formes possibles dans l’exécution de l’ordre de bannissement : l’exil ne serait qu’à deux ou trois lieues de Paris, on laisserait à M. de Chateaubriand le temps nécessaire pour choisir et installer sa nouvelle résidence.

C’est alors que fut faite, au prix de 24,000 francs, l’acquisition de la Vallée-aux-Loups, propriété abandonnée, située entre Sceaux et Chatenay. Le pays était pittoresque, sauvage et presque désert à cette époque ; l’habitation était toute délabrée. Les travaux de restauration et d’aménagement exigèrent trois mois, que l’exilé