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avec la sienne; ce cœur si vivant, et qui avait tant besoin de se répandre, a d’abord tué sa raison et a fini par dévorer sa vie. »

Ce deuil tranchait le dernier lien qui rattachât Mme de Chateaubriand au passé : quoi qu’elle eût eu à endurer de l’humeur tyrannique de Lucile, elle lui était reconnaissante encore de ses sentimens anciens, et le souvenir des jours heureux de Combourg, de tant de sentimens partagés, de tant d’épreuves communes, effaçait les impressions plus récentes.

Entre les séjours à Paris et les villégiatures à Villeneuve, M. et Mme de Chateaubriand entreprirent, à cette époque, des excursions dans le Dauphiné, en Suisse et en Savoie. Un jour, se trouvant de passage à Genève, ils reçurent la visite de Mme de Staël, qui leur arracha la promesse de venir, au retour de Chamounix, demeurer quelques jours à Coppet. Les Souvenirs inédits de la vicomtesse de Chateaubriand rapportent à cette occasion un incident assez piquant : « Je ne sais, dit-elle, ce qui nous empêcha d’accomplir la promesse que nous avions faite à Mme de Staël. Elle en fut très mécontente ; et d’autant plus qu’ayant compté sur notre visite, elle écrivit d’avance, à Paris, les conversations présumées qu’elle avait eues avec M. de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l’avait, disait-elle, converti à ses opinions politiques. On sut que nous n’avions point été à Coppet et que la noble châtelaine avait fait seulement un roman de plus. »

Deux années de vie commune, de vie tranquille, c’était plus que Mme de Chateaubriand ne devait espérer de sa destinée. Dans le printemps de 1806, Chateaubriand résolut d’entreprendre le grand voyage d’Orient qu’il projetait depuis longtemps. La vicomtesse, qui avait souhaité de partir avec lui, ne fut autorisée à l’accompagner que jusqu’à Venise. Le besoin d’activité, la curiosité de sensations et d’émotions nouvelles qui avaient conduit autrefois « René » en Amérique, l’entraînaient maintenant vers la Grèce, la Syrie et la Palestine : il y retremperait, disait-il, son génie poétique à des sources plus hautes, « il s’approvisionnerait d’images, » il remplirait sa mémoire d’impressions vives et originales, de visions brillantes et colorées pour l’ouvrage des Martyrs dont les grandes lignes s’esquissaient déjà dans son esprit. Peut-être espérait-il aussi, par cette fuite vers l’Orient, échapper enfin à l’incurable ennui qui fut la plaie secrète de sa nature morale. Mais, d’autres raisons encore, intimes et mystérieuses, qu’il devait faire connaître plus tard, l’appelaient vers Jérusalem et lui imposaient le long retour par les pays barbaresques de l’Espagne ; il lui fallait le prestige d’un voyage aventureux et lointain, d’une sorte d’odyssée grandiose, pour toucher une âme que sa gloire littéraire n’avait pu éblouir, l’âme de femme la plus fière qu’il eût encore rencontrée.