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en lui, où commençaient de fermenter dans son cœur toutes les passions d’une nature grande et forte, impatiente de se déployer et de se donner espace.

Il apportait, en outre, dans l’ordre de la vie pratique, des ambitions puissantes, le désir ardent d’une action noble et chevaleresque et la volonté d’accomplir une haute destinée.

Dès son retour en France, l’occasion s’offrit ou plutôt s’imposa à lui de mettre à l’épreuve la générosité de ses sentimens ; l’émigration était commencée depuis quatre mois, et l’armée de Condé comptait déjà plus de 10,000 nobles. L’honneur lui commandait d’aller s’y enrôler aussi ; mais les moyens matériels, l’argent indispensable pour s’équiper et faire convenable figure dans les rangs des émigrés lui faisaient défaut. Il ne lui fallait pas compter, en effet, sur ses revenus personnels; les ressources de sa famille, qui avaient toujours été fort modestes, se trouvaient presque anéanties par suite de la suppression des droits féodaux et de la radiation des bénéfices, et ce qu’il en pouvait rester était encore amoindri par l’effet de la dépréciation générale que le trouble des temps faisait subir à toutes les propriétés et valeurs. L’union projetée avec Mlle de La Vigne eût donc singulièrement rétabli ses affaires : elle apportait en dot 600,000 francs.

Cette considération fut décisive, et, dans les derniers jours du mois de mars 1792, c’est-à-dire moins de trois mois après le retour d’Amérique, le mariage était conclu.

La célébration donna lieu à un incident qui est demeuré toujours obscur. Mme de Chateaubriand, la mère, avait exigé que la consécration fût donnée par un prêtre non assermenté, ce qui eut lieu en secret. Mais un oncle maternel de Mlle de La Vigne, M. de Vauvert, qui s’était opposé au mariage, ayant été informé de cette irrégularité, porta plainte devant la juridiction civile, associa à sa demande le prêtre constitutionnel de la paroisse, et fit enfermer la jeune femme dans un couvent de Saint-Malo jusqu’au prononcé du jugement. Le tribunal ayant validé l’union au civil, Mme de Chateaubriand sortit du couvent où Lucile s’était enfermée avec elle. Telle est la version qu’ont accréditée les Mémoires d’outre-tombe. Mais il semble qu’en réalité les choses se passèrent de tout autre façon. Un autre oncle de Mlle de La Vigne-Buisson a raconté, en effet, que Chateaubriand n’avait rien moins imaginé que d’épouser sa nièce comme dans les comédies, par-devant deux de ses gens, dont il avait affublé l’un d’une robe de prêtre et dont l’autre jouait le rôle de témoin ; M. de La Vigne ajoutait qu’ayant pris connaissance de cette mascarade, il était parti aussitôt, muni d’une paire de pistolets et accompagné d’un vrai prêtre, et