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plus qu’il ne le croyait lui-même. Sans aller jusqu’aux extrémités où son esprit violent s’était laissé emporter, sans remonter jusqu’à Grégoire VII, ce qui ne pouvait que faire sourire les vrais politiques, ce qui est certain, c’est que l’esprit ultramontain a pénétré dans l’église de France, ce qui n’avait pas eu lieu sous l’ancien régime ; c’est que le lien avec le pouvoir romain est devenu plus étroit, que l’autorité pontificale, au moins au point de vue spirituel, s’est agrandie jusqu’à la proclamation de l’infaillibilité, que les grandes milices monastiques, autrefois toujours plus ou moins suspectes au clergé séculier, se sont insinuées partout, ont envahi l’enseignement ecclésiastique et même laïque. Cet état de choses, qui résultait plus ou moins de la nécessité des faits, a été singulièrement favorisé par l’influence des doctrines. De Maistre et l’abbé de Lamennais ont été les pères de l’église du catholicisme moderne. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Nous n’avons pas à l’examiner. Ce qui est certain, c’est que Lamennais a eu lui-même des doutes sur son œuvre, c’est qu’avant la grande rupture qui le lança dans l’abîme de l’inconnu, il essaya de reprendre l’œuvre chrétienne par une autre voie, à l’aide d’autres principes. Au lieu de présenter le christianisme comme le contre-pied, l’antagoniste nécessaire de la société moderne, il a tenté de le réconcilier avec cette société. C’est ainsi qu’après avoir été l’apôtre enflammé de l’ultramontanisme, il est devenu le chef et le promoteur de ce que l’on a appelé depuis le catholicisme libéral ; et, dans cette seconde entreprise comme dans la première, il s’est encore découragé trop tôt, et il a réussi plus qu’il ne l’avait cru : il a fait une école brillante de catholiques libéraux, comme une école puissante de théocrates absolutistes ; mais son esprit entier et impatient, incapable d’attendre le fruit de ses idées, avait déjà quitté cette zone moyenne de réconciliation. Quelque éclat bruyant qu’aient eu ses aventures ultérieures, cette période, celle du journal l’Avenir, n’en est pas moins dans sa vie la plus belle, la plus pure, la plus sereine, celle à laquelle l’état et l’église doivent le plus de reconnaissance ; car, à défaut d’une extermination de l’une ou de l’autre puissance, qui est absolument impossible, c’est la seule solution qui s’impose à l’avenir. Il nous faut étudier en détail cette nouvelle phase de notre impétueux auteur, qui, fatigué de ce double rôle d’apôtre, va bientôt prendre celui de tribun.


PAUL JANET.