Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/580

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est commettre le crime de lèse-majesté individuelle. « l’anarchie des esprits produit donc inévitablement l’anarchie sociale et politique. L’individualisme, qui détruit tout droit et tout devoir, détruit donc toute société. Il ne reste plus au pouvoir civil d’autre droit que celui de la force. Dans cette hypothèse, on peut encore se soumettre au pouvoir par nécessité, mais non par conscience ; et aussitôt qu’on est le plus fort, on peut s’en affranchir. De là le droit d’insurrection, droit dont on ne peut fixer les limites, et qui livre la société au hasard des passions et de la force. On voit que Lamennais apercevait déjà, avec une sagacité profonde, dans l’individualisme libéral, la source de l’anarchisme. Ces conséquences se sont développées plus tard et sous nos yeux.

Une certaine portion de l’école libérale niait cependant ces conséquences, et était aussi opposée à la souveraineté du peuple qu’au droit divin : c’était l’école doctrinaire, représentée par Royer-Collard, le duc de Broglie, M. Guizot. À ces deux principes, elle en opposait un troisième, la souveraineté de la raison. Lamennais signalait les inconséquences de ce principe. Où est la raison ? Qui est-ce qui a raison ? Quels sont ceux qui ont plus raison que les autres ? À quoi les reconnaître ? Le principe est vrai ; mais il faut une autorité qui fasse reconnaître la raison et qui lui fasse obéir. M. Guizot dit que la raison est en Dieu. Fort bien ; mais si Dieu ne parle lui-même, comment puis-je savoir ce qui vient ou ce qui ne vient pas de lui ? Jean-Jacques Rousseau lui-même a dit : « Sans doute, la justice vient de Dieu ; lui seul en est la source ; mais, si l’on savait la recevoir de si haut, on n’aurait pas besoin de gouvernemens ni de lois. »

Dans cette première période de sa carrière politique, au moins à l’origine, Lamennais se montrait très hostile aux principes démocratiques. Il reprochait à la charte d’avoir établi la société sur la démocratie, et il montrait tous les vices et tous les périls du gouvernement démocratique : la mobilité dans les lois, la médiocrité des gouvernans, l’irréligion, la négation du christianisme, le principe de division substitué au principe d’unité, la cupidité et la soif de l’or, l’égalité en toutes choses ne laissant subsister que la distinction des fortunes, l’agiotage, la négation de toute notion de droit, etc. Il s’ensuit que la démocratie, loin d’être le terme extrême de la liberté, est le terme extrême du despotisme : car le despotisme d’un seul a des limites ; le despotisme de tous n’en a pas.

Voilà le procès fait au libéralisme ; voyons maintenant, ce qui nous intéresse davantage, le procès du gallicanisme, qui, selon notre auteur, est le contraire du libéralisme, car il l’appelle aussi le royalisme. Ces deux doctrines, dit-il, ont chacune une part de vérité. La première