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peuvent être vrais en même temps. Par conséquent, la liberté de penser aboutit forcément au scepticisme.

C’est ainsi que la philosophie de l’abbé de Lamennais répond à celle de Descartes à travers deux siècles. Elle reprend la question juste au point où Descartes l’avait posée au début de sa doctrine, à savoir le doute méthodique et le critérium de l’évidence. Lamennais prétend que cette méthode concentrée dans l’évidence intérieure est la méthode même de la folie, et n’a aucune défense contre la folie elle-même. Il imagine un dialogue entre un cartésien et un fou qui prétend être Descartes, et montre que le premier ne peut rien prouver contre l’évidence intérieure dont le fou peut se prévaloir : « Ce n’est pas sérieusement que vous prétendez être Descartes ; songez que ce grand homme est mort depuis plus de cent cinquante ans. — C’est vous qui plaisantez quand vous dites que Descartes est mort ; car je suis Descartes, et certainement je vis. — Quoi ! vous êtes Descartes, l’auteur des Méditations et des Principes ? Allez, vous êtes un fou. — Une injure n’est pas une raison ; si j’ai tort, prouvez-le-moi. — Allez en Suède, et l’on vous montrera son tombeau. — Comment pouvez-vous me proposer d’aller en Suède pour me convaincre que j’y suis enterré ? — Jamais homme n’a vécu deux cents ans. — Pardonnez-moi ; en tout cas, j’en serais le premier exemple. — Il suffit de vous voir pour être certain que vous ne sauriez avoir cet âge. — Vos sens vous trompent. — Consultez les autres hommes. — Les hommes se trompent sur tant de choses qu’ils peuvent se tromper sur celle-là. — Reconnaissez au moins l’autorité de la raison. — C’est à celle-là que je vous rappelle. Dites-moi, croyez-vous que vous existez ? — Sans doute. — Et comment en êtes-vous sûr ? — Parce qu’il m’est impossible d’en douter. — Eh bien ! je vous déclare que j’ai une perception très claire et très distincte que je suis réellement Descartes, et la preuve, c’est qu’il m’est impossible d’en douter. — Je vous l’avais bien dit, il est fou, et de plus incurable. Quel dommage ! car sa folie même annonce une tête très philosophique. » — Suivant Lamennais, le philosophe n’aurait pas le droit de dire que cet homme est fou ; car en affirmant qu’il est Descartes, il suit rigoureusement les principes de la méthode cartésienne.

Lamennais ne manque pas d’invoquer contre Descartes l’argument du cercle vicieux, à savoir la preuve de l’évidence par la véracité divine. Cette objection avait été faite à Descartes, dès l’origine, par Arnault : « Il ne me reste plus qu’un scrupule, disait celui-ci, qui est de savoir comment il se peut défendre de ne pas commettre un cercle lorsqu’il dit que nous ne pouvons être assurés que les choses que nous connaissons clairement et distinctement sont vraies qu’à cause que Dieu est ou existe. Car nous ne pouvons être assurés