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les objections de toute nature qui s’élevèrent contre les Méditations de Descartes, pas une ne porta sur ce point capital. Sans doute, Hobbes, Gassendi, demandèrent à quoi l’on reconnaissait l’évidence ; mais ce n’étaient que des objections spéculatives, faites d’ailleurs dans l’intérêt du scepticisme. Mais ni Arnault[1] ni les théologiens ne remarquèrent que cette méthode était l’appel au sens individuel et à la liberté de penser. Les plus grands catholiques du siècle. Fénelon et Bossuet, ne craignirent pas d’approuver la méthode cartésienne ; Fénelon s’en sert lui-même dans son Traité de l’existence de Dieu, et la pousse même si loin, qu’il va jusqu’à douter du : « Je pense, donc je suis, » ce que Descartes n’avait pas fait. Bossuet, dans la Connaissance de Dieu et de soi-même, affirme que nous pouvons, si nous le voulons, ne jamais nous tromper ; il nous suffit, dit-il, de suspendre notre jugement quand nous ne sommes pas en présence de l’évidence absolue : c’est bien là la méthode du doute universel. Enfin, l’un des adversaires de Descartes, le représentant de la Société de Jésus, le père Bourdin, bien loin de reprocher à Descartes la témérité de son doute, lui reproche, au contraire, de ne rien dire de nouveau, cette méthode étant depuis longtemps connue et pratiquée dans les écoles sous le nom de doute métaphysique. Ainsi personne ne voyait là autre chose qu’un procédé spéculatif sans danger et sans conséquence. Il avait suffi à Descartes de mettre à part les vérités de la foi et les principes de l’ordre politique pour écarter tout scrupule, et pour qu’en philosophie tout le monde reconnût qu’il avait raison. Cependant il n’était pas douteux qu’une fois cette méthode adoptée, elle ne dût s’appliquer partout. Bayle la tourna au profit du scepticisme. Voltaire l’appliqua à la religion ; Montesquieu, Rousseau et tout le XVIIIe siècle à l’ordre social et politique.

L’originalité de l’abbé de Lamennais fut de voir ce que n’avaient vu ni de Maistre, ni de Bonald, ni les apologistes du XVIIIe siècle, à savoir que, si l’on voulait sauver l’autorité de l’église, il fallait remonter à la source du scepticisme moderne, c’est-à-dire au principe du libre examen, à la règle de l’évidence, à l’autorité de la raison individuelle. Accorder à chacun le droit d’examen et celui de décider sur le vrai et sur le faux, c’est faire de l’individu le juge et le maître de la vérité ; c’est admettre comme vrai ce qui paraît à chacun : c’est l’anarchie. Personne n’ayant autorité pour s’imposer à personne, toutes les opinions sont égales ; et, comme ces opinions sont contradictoires, c’est admettre que le oui et le non

  1. Arnault dit seulement : « Je crains que quelques-uns ne s’offensent de cette libre façon de philosopher… J’avoue néanmoins qu’il tempère un peu le sujet de cette crainte dans l’abrégé de la première méditation. »