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l’on peut rester dans la religion où l’on est né : car toutes, même les plus fausses, sont des expressions diverses de la religion naturelle ; c’est donc cette religion universelle et naturelle qu’il faut combattre, si l’on veut réfuter la thèse de Rousseau. Aussi Lamennais abandonne-t-il bientôt cette première argumentation, qui est de pure forme, et qui porte plutôt contre les paroles que contre le fond des choses ; et il porte son attaque sur la théorie même, c’est-à-dire sur le déisme.

Jamais, dit-il, l’humanité ne s’est contentée du déisme ; il n’y a pas d’exemple d’une religion purement naturelle. Quels sont d’ailleurs les dogmes de cette religion ? On ne peut le dire. Autant de déistes, autant de symboles. Suivant Herbert de Cherbury[1], qui passe pour l’inventeur du déisme et de la religion naturelle, et qui fut compté, avec Hobbes et Spinoza, comme un des trois imposteurs, il y aurait cinq articles fondamentaux : 1° l’existence de Dieu ; 2° nécessité de lui rendre un culte ; 3° la piété et la vertu forment la partie principale de ce culte ; 4° nous devons nous repentir de nos fautes ; 5° la vie future. On comprend aisément qu’un programme si vague et si élastique ne se présente pas avec une bien grande autorité. Un autre déiste, Blount (the Oracles of the Reason), nous propose sept articles de foi : 1° Dieu ; 2° la Providence ; 3° nécessité d’un culte ; 4° prière et louanges ; 5° obéissance à Dieu en se conformant aux lois de la morale ; 6° vie future ; 7° repentir. C’est à peu près le symbole d’Herbert de Cherbury, avec la prière en plus. Le célèbre apôtre du déisme en Angleterre au XVIIIe siècle, Bolingbroke, est beaucoup plus coulant, et il réduit toute la religion à l’existence de Dieu, sans tenir même à l’immortalité de l’âme. H en est ainsi de Chubb, autre déiste qui, pas plus que Bolingbroke, n’admet la vie future : « Autant croire, dit-il, que Dieu jugera tous les animaux. » Jean-Jacques Rousseau est plus exigeant que Chubb et Bolingbroke : il croit à la vie future ; mais Lamennais lui reproche de faire la part trop belle aux méchans, en supposant que leur seule punition sera le souvenir des maux qu’ils ont faits ; il lui reproche aussi le vague de sa croyance. Rousseau fonde « l’espérance du juste » sur les attributs de Dieu « dont il n’a, dit-il, nulle idée, qu’il affirme sans les comprendre. » En effet, « plus il s’efforce de contempler l’essence infinie de la divinité, moins il la conçoit. » Mais le but principal de l’argumentation de Lamennais, c’est de pousser le déisme dans l’athéisme ; c’est de montrer que, s’appuyant sur la raison seule, le déiste n’a rien à répondre à l’athée qui s’appuie sur cette même raison : car celui-ci est aussi convaincu qu’il n’y a point de Dieu, que le déiste peut l’être qu’il y en a un. Il met

  1. Voir l’étude de M. Ch. de Rémusat, dans la Revue du 15 août 1854.