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pas ici l’athéisme tout cru, mais l’indifférence, c’est-à-dire ce système d’athéisme qui consiste à rejeter la religion pour soi-même, parce qu’on croit n’en avoir pas besoin, et en professer la nécessité pour le peuple, comme le seul frein possible de ses passions grossières et désordonnées. La force de l’argumentation réside en ceci, qu’il y a des athées assez éclairés pour comprendre la puissance et l’efficacité de la religion. Tels sont, par exemple, Hobbes et Machiavel, et beaucoup de Machiavels au petit pied que l’on rencontre dans les salons. C’est pour ceux-là que la discussion de Lamennais est singulièrement pressante.

À un autre point de vue, cette discussion est encore très intéressante pour nous. C’est une des erreurs fondamentales de la philosophie du XVIIIe siècle d’avoir attribué une origine factice à tous les faits les plus importans de la nature humaine : la société, le langage, la religion. Partout ces philosophes voyaient dans ces faits naturels l’œuvre d’une volonté réfléchie et calculée. C’est, au contraire, un des services rendus par l’école théologique et catholique, Bonald, de Maistre, l’abbé de Lamennais, d’avoir démontré qu’on n’invente pas un langage, qu’on n’invente pas une religion, qu’on n’invente pas une société comme on invente une machine, que tous ces grands élémens nécessaires à l’existence de l’humanité sont au-dessus de l’art humain. À la vérité, ces théologiens remplaçaient la volonté réfléchie par la révélation et par une création extérieure venant immédiatement de Dieu. Ils ne pensaient pas à une origine instinctive et naturelle, et ils combattaient le principe de l’innéité à peu près autant que l’école empirique. Mais c’était déjà beaucoup que d’écarter ce froid système qui ne voit partout qu’invention artificielle et création arbitraire, et qui méconnaît le génie inné et l’inspiration native du genre humain.

Le second système d’indifférence est celui de Jean-Jacques Rousseau : c’est celui du déisme ou de la religion naturelle. Lamennais emploie surtout contre Rousseau l’argument ad kominem. Il triomphe des embarras et des incohérences de pensée que l’on peut remarquer dans le Vicaire savoyard ; mais peut-être ces embarras tiennent-ils moins au fond du système qu’aux habitudes de la tradition, qui ne permettait pas au philosophe d’exposer dans toute sa sincérité la doctrine d’une religion purement naturelle. Cette argumentation ne triomphe donc de Jean-Jacques Rousseau que parce qu’on y abuse de quelques concessions qu’il est obligé de faire par convenance, en admettant l’hypothèse qu’il y a une religion positive véritable ; mais il ajoutait : « Si tant est qu’il y en ait une. » Au fond, la seule religion qu’il reconnaissait, c’est la religion naturelle : c’est la seule qu’il accepte comme nécessaire et comme vraie. C’est elle qui est au fond de toutes les religions positives ; et c’est pourquoi