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Il en fait un énergique tableau. Il réfute l’opinion de ceux qui nient l’influence des doctrines sur la société, et cite comme exemple contraire la révolution française, dont il parle avec l’horreur que l’on avait alors dans le parti ultra-royaliste. Il montre que croire est nécessaire à l’homme. Ôtez le désir ou l’amour, vous ôtez la volonté ; ôtez la conviction ou la foi, vous ôtez l’intelligence. D’ailleurs, il n’y a rien d’indifférent en soi. L’indifférence se restreint à mesure que l’intelligence se développe. Supposez un peuple devenu indifférent à tout, même à lui-même : c’est la mort. Cette peinture de l’indifférence et de ses résultats funestes est une belle étude philosophique. Il y a là de la psychologie fine et solide. Le rôle de la croyance, à laquelle la psychologie moderne accorde avec raison une si haute importance, est analysé avec netteté et vigueur. Ce qui est moins bon, c’est le remède que propose Lamennais : « C’est, dit-il, aux gouvernans à guérir les maux de l’indifférence. L’autorité peut tout pour le bien comme pour le mal. » Cependant, suivant lui, loin de mettre un frein à la licence des pensées, les gouvernemens d’aujourd’hui sont les premiers à cesser de croire, et qui de proche en proche répandent l’irréligion partout. À cette époque, on le voit, l’abbé de Lamennais n’hésitait pas à placer dans les gouvernemens toute son espérance, quoiqu’il manifestât déjà très peu de confiance en faveur de leur action.

De l’indifférence pratique, Lamennais passe à l’indifférence dogmatique, qui est, nous l’avons dit, son véritable objet. Il distingue trois systèmes d’indifférence : 1° Le système de ceux qui, tout en niant la religion et repoussant pour eux-mêmes toute croyance religieuse, croient que la religion est nécessaire pour le peuple à titre de frein. Ils croient que la religion a été une invention des législateurs, et ils en font un instrument politique. Ce système est l’athéisme. On se demande quelle sorte d’athéisme Lamennais avait devant les yeux lorsqu’il dénonçait ce machiavélisme qui, « tout en niant la religion dans le fond, s’en sert comme d’un instrument. » Ce n’est pas évidemment l’athéisme du XVIIIe siècle, aussi ennemi de l’hypocrisie des prêtres que du despotisme des rois. C’est vraisemblablement le système de l’empire, qui s’était fait, en effet, de la religion un instrument de règne, et qui avait été soutenu par un grand nombre d’anciens athées convertis en apparence, et qui avaient remplacé l’athéisme par l’hypocrisie. 2° Le second système d’indifférence consiste à croire que la religion est nécessaire aux hommes, mais que Dieu ne nous a pas fait connaître d’une manière certaine de quelle manière il veut être honoré. Il s’en est rapporté à notre propre cœur, et il nous laisse libres de choisir parmi les cultes positifs celui qui nous paraît le meilleur. C’est le système de la religion naturelle ou du déisme, tel qu’il est