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Bretagne, avec un frère prêtre, cet enfant ait pu résister à une obligation qui, d’ordinaire, s’impose à tous, qu’il ait pu obtenir de ne faire aucun acte chrétien avant l’âge d’homme, cela suppose une incrédulité bien profonde ; et l’on éprouve quelque inquiétude pour une foi si tardive, qui était déjà elle-même le résultat d’une première conversion.

Un second fait, non moins grave, ou plutôt bien autrement grave, et qui nous est attesté cette fois non par un témoin, mais par Lamennais lui-même dans sa Correspondance, c’est qu’il a été entraîné en quelque sorte malgré lui à l’état ecclésiastique ; qu’il a subi une pression, non matérielle (il avait trente-quatre ans), mais morale, à laquelle il n’a pas eu le courage de résister ; une fois le sacrifice fait, il a jeté un cri de douleur dans une lettre désespérée, que nous possédons, et qui jette le plus triste jour sur la suite de son histoire. Voici ce qu’il écrivait, quelques jours après son ordination, à son frère, l’abbé Jean de Lamennais : « Quoique M. Carron (son directeur) m’ait plusieurs fois recommandé de me taire sur mes sentimens, je crois pouvoir et devoir m’expliquer avec toi une fois pour toutes. Je suis et ne peux qu’être désormais extraordinairement malheureux… Je n’entends faire de reproches à qui que ce soit ; il y a des destins inévitables ; mais, si j’avais été moins confiant ou moins faible, ma position serait bien différente. Enfin elle est ce qu’elle est ; et tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne, heureux si je puis obtenir qu’on ne vienne pas, sous mille prétextes fatigans, troubler mon sommeil[1]. »

Ceux qui ont entraîné ainsi Lamennais à cette démarche violente (l’abbé Carron et l’abbé Jean de Lamennais) n’avaient pas pour excuse d’ignorer l’état de son âme ; car voici ce qu’écrivait l’abbé Jean quelques jours après l’ordination de son frère : « Féli a été ordonné prêtre… Il lui en a coûté singulièrement. M. Carron d’un côté, moi de l’autre, nous l’avons entraîné ; mais sa pauvre âme est encore ébranlée de ce coup. » D’un autre côté, un autre ami, l’abbé Tesseyre, savait si bien les troubles et les hésitations de Féli, qu’il l’en félicitait et lui écrivait, quelques jours avant son ordination : « Je vous félicite de ce que Dieu vous prive de tout bonheur en ce monde… Vous allez à l’ordination comme une victime au sacrifice. Le saint autel est dépourvu pour vous de ses ornemens… Vous embrassez la croix toute nue. Qu’avez-vous fait au Père pour être traité comme son fils bien-aimé ? Nous avons célébré notre première messe sur le mont Thabor ; pour vous, il vous sera donné de

  1. Œuvres inédites, publiées par Blaize, t. I, p. 263.