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à la religion. Saint Augustin en est un des plus mémorables exemples, ici, il s’agit au contraire de la conversion inverse, de la religion à la libre pensée, de la doctrine autoritaire à la doctrine libérale et même révolutionnaire, et cela non dans la jeunesse, à l’époque où l’imagination, molle encore, se prête à tous les moules, mais dans la pleine maturité, après un rôle éclatant et comme une mission d’en haut dans le camp abandonné. C’est cette grande crise qui fait de Lamennais un personnage unique dans notre siècle.

D’autres que lui, sans doute, ont passé aussi de la cause de l’autorité à celle de la révolution : Lamartine, Victor Hugo, Chateaubriand lui-même, malgré sa fidélité d’office à la légitimité ; mais aucun d’eux n’était prêtre, apôtre, prophète ; aucun n’avait pris parti avec tant de violence et d’exagération en faveur des doctrines du passé. C’est pourquoi la vie de Lamennais est un drame dans lequel se concentre tout un siècle. Personne, dans ce siècle, parmi ceux qui ont vécu de la vie de la pensée, n’a échappé au trouble d’une situation semblable. Qui n’a été tantôt séduit par le prestige d’un passé traditionnel plein de grandeur et de majesté, tantôt entraîné par l’impulsion enivrante d’une foi nouvelle et d’une liberté illimitée ? Mais ces luttes, d’ordinaire, n’atteignent guère que la superficie de l’âme. La plupart s’en tirent en faisant des concessions aux deux systèmes, tantôt à la tradition, tantôt à la révolution : on passe d’un côté, ou de l’autre, selon les circonstances, et lorsqu’on se trouve en présence des exagérés de l’un ou l’autre parti. Suivant le mot spirituel du poète, « on déjeune avec les classiques, on dîne avec les romantiques ; » et d’ailleurs ce n’est pour la plupart que la moindre partie de la vie : on fait ses affaires, on soigne sa famille, on va aux eaux, sans être autrement troublé. Imaginez, au contraire, une âme violente et profonde qui n’ait pas d’autre intérêt dans la vie que l’intérêt des idées, pour qui le problème religieux, philosophique et politique est tout ; supposez une âme d’apôtre, enivrée d’absolu, ayant en horreur toute espèce de transaction, et à qui la vérité a toujours apparu sous forme tranchée et extrême ; supposez, dis-je, que cette âme soit atteinte par la crise que nous décrivons, que le vent du siècle soit venu tout à coup la toucher et l’ébranler, dès lors, au lieu de ces timides compositions qui satisfont le vulgaire, et aussi, — il faut le dire, — les sages, vous aurez une révolution totale, un renouvellement absolu, une violence aussi extrême dans le nouveau sens que dans le premier. De même que, dans les tragédies, l’intérêt, pour être dramatique, doit se concentrer dans une action unique ; de même le combat du siècle entre le passé et l’avenir, pour apparaître dans toute sa grandeur, a dû se condenser dans une seule âme et en un moment unique. Tel est le haut et persistant intérêt que présente la vie de