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si elle était sacrée, dans les circuits tortueux de son labour. Ses champs sont donc pleins de touffes d’arbrisseaux, dont quelques-unes si petites qu’un simple effort de la main les pourrait extirper. La vue seule de cette culture mixte de broussailles et de céréales finit par tant énerver l’œil qu’on a envie de prendre une pioche et de défricher les terres où circulent, à travers les jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de chameaux, de charrues et d’Arabes.

On retrouve bien, dans cette indifférence tranquille, dans ce respect pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l’âme fataliste de l’Oriental. Si elle a grandi là, cette plante, c’est que le Maître l’a voulu, sans doute. Pourquoi défaire son œuvre et la détruire ? Ne vaut-il pas mieux se détourner et l’éviter ? Si elle croît jusqu’à couvrir le champ entier, n’y a-t-il point d’autres terres plus loin ? Pourquoi prendre cette peine, faire un geste, un effort de plus, augmenter d’une fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispensable ?

Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre plus que de sa femme, se jetterait, la pioche aux mains, sur l’ennemi poussé chez lui et, sans repos jusqu’à ce qu’il l’eût vaincu, il frapperait, avec de grands gestes de bûcheron, la racine tenace enfoncée au sol.

Ici, que leur importe ? Jamais non plus ils n’enlèvent la pierre rencontrée ; ils la contournent aussi. En une heure, certains champs pourraient être débarrassés, par un seul homme, des rochers mobiles qui forcent le soc de charrue à des ondulations sans nombre. Ils ne le seront jamais. La pierre est là, qu’elle y reste. N’est-ce pas la volonté de Dieu ?

Quand les nomades ont ensemencé le territoire choisi par eux, ils s’en vont, cherchant ailleurs des pâturages pour leurs troupeaux et laissant une seule famille à la garde des récoltes.

Nous sommes à présent dans un immense domaine de 140,000 hectares, qu’on nomme l’Enfida, et qui appartient à des Français. L’achat de cette propriété démesurée, vendue par le général Kheir-ed-Din, ex-ministre du bey, a été une des causes déterminantes de l’influence française en Tunisie.

Les circonstances qui ont accompagné cet achat sont amusantes et caractéristiques. Quand les capitalistes français et le général se furent mis d’accord sur le prix, on se rendit chez le cadi pour rédiger l’acte ; mais la loi tunisienne contient une disposition spéciale qui permet aux voisins limitrophes d’une propriété vendue de réclamer la préférence à prix égal.

Chez nous, par prix égal, on entendrait exprimer une somme égale en n’importe quelles espèces ayant cours ; mais le code oriental,