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De Sahara sans un brin d’herbe elle devient tout à coup, presque en quelques jours, comme par un miracle, une Normandie follement verte, une Normandie ivre de chaleur, jetant en ses moissons de telles poussées de sève qu’elles sortent de terre, grandissent, jaunissent et mûrissent à vue d’œil.

Elle est cultivée, de place en place, d’une façon très singulière, par les Arabes.

Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au loin, soit les gourbis, huttes de branchages, soit les tentes brunes et pointues cachées, comme d’énormes champignons, derrière des broussailles sèches ou des bois de cactus. Quand la dernière moisson a été abondante, ils se décident de bonne heure à préparer les labours ; mais quand la sécheresse les a presque allâmes, ils attendent en général les premières pluies pour risquer leurs derniers grains ou pour emprunter au gouvernement la semence qu’il leur prête assez facilement. Or, dès que les lourdes ondées d’automne ont détrempé la contrée, ils vont trouver tantôt le caïd qui détient le territoire fertile, tantôt le nouveau propriétaire européen qui loue souvent plus cher, mais ne les vole pas, et leur rend dans leurs contestations une justice plus stricte, qui n’est point vénale, et ils désignent les terres choisies par eux, en marquent les limites, les prennent à bail pour une seule saison, puis se mettent à les cultiver. Alors on voit un étonnant spectacle! Chaque fois que, quittant les régions pierreuses et arides, on arrive aux parties fécondes, apparaissent au loin les invraisemblables silhouettes des chameaux laboureurs attelés aux charrues. La haute bête fantastique traîne, de son pas lent, le maigre instrument de bois que pousse l’Arabe, vêtu d’une sorte de chemise. Bientôt ces groupes surprenans se multiplient, car on approche d’un centre recherché. Ils vont, viennent, se croisent par toute la plaine, y promenant l’inexprimable profil de l’animal, de l’instrument et de l’homme, qui semblent soudés ensemble, ne faire qu’un seul être apocalyptique et solennellement drôle.

Le chameau est remplacé de temps en temps par des vaches, par des ânes, quelquefois même par des femmes. J’en ai vu une accouplée avec un bourricot et tirant autant que la bête, tandis que le mari poussait et excitait ce lamentable attelage.

Le sillon de l’Arabe n’est point ce beau sillon profond et droit du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène capricieusement à fleur de terre autour des touffes de jujubiers. Jamais ce nonchalant cultivateur ne s’arrête ou ne se baisse pour arracher une plante parasite poussée devant lui. Il l’évite par un détour, le respecte, l’enferme comme si elle était précieuse, comme