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LE TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS.

interruption ; je démêlais facilement les causes des événemens sans que, comme autrefois, dix mille balais de sorcières vinssent s’agiter autour de moi, ce qui me rendait incapable de production. Je ne songeais plus, j’étudiais, je cherchais et je trouvais. Quand je me couchais, Angélina jouait en bas, sur le piano qu’elle avait acheté, le Chant des pasteurs. C’était ma chanson favorite. Je m’endormais paisiblement après le travail de la journée.

Cependant ma mission ici était accomplie. Il fallait partir. Dans huit jours, je nie mettrais en route. Mais pourquoi ne pas passer ici la Pentecôte ? Dans quinze jours, alors.

XII.

Mme Latour était à moitié couchée sur le divan, rêvant, faisant sa sieste. Sa robe de soie brune, nuance feuille morte, bouffait autour d’elle. Le soleil de l’après-midi transfigurait la verdure dans tous les pots de fleurs près de la fenêtre ; il éparpillait de folâtres ombres de feuilles sur les murs, sur le parquet, sur le vieux portrait, et caressait les cheveux d’Angélina. Elle jouait les Adieux de Beethoven. J’avais écouté, appuyé sur sa chaise. Elle leva les yeux et dit : — Dois-je jouer aussi l’Absence ?

Quand elle parlait, elle avait une voix de contralto si charmante, si sonore, si pleine et si décidée, et un si beau regard ferme et résolu ! À côté de cette aimable jeune fille à l’esprit fort, je me sentais de nouveau très maladroit, très insignifiant. Elle avait quelque chose de doucement impérieux et imposant, et moi, j’étais un garçon si timide, si niais, quand je ne travaillais pas, quand je n’étais pas occupé à quoi que ce soit, quand je ne me rendais pas utile !

— Oui, lui dis-je, oui, cousine Angélina, joue l’Absence : cela la retardera toujours un peu.

— Des bêtises ! répondit-elle vivement. Tu ne t’en iras pas, me dit-elle en fixant ses yeux sur les miens.

— Je m’en irai… dans quinze jours… Tu le sais.

Elle me regarda un instant sans répondre, puis elle reporta ses yeux sur le piano. Tout à coup, elle respira profondément, se leva, s’empara de mon bras et m’attira vers le sofa de Mme Latour. Elle était très grave et ne me regardait plus. Elle saisit le frêle bras de son amie et la secoua pour l’éveiller ; celle-ci clignota en écarquillant les yeux ; elle rit et bredouilla quelque chose… Puis elle se mit à nous contempler attentivement, et, soudain, il lui vint comme une révélation. Elle se dressa en disant : « Eh bien ? » Elle était maintenant tout à fait éveillée, la chère petite vieille au cœur chaud.