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LE TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS.

Et moi, pendant ce temps-là, j’arrangeais et je réglais ses affaires, notamment avec le banquier de feu le docteur Irnerius. Je pus alors me faire une idée exacte de la fortune d’Angélina. Je me consacrai à régler sa situation avec tout le zèle dont j’étais capable envers la charmante jeune fille. J’avais tant à faire et tant à écrire que le Procès de Marguerite Hämmerling n’avançait que fort lentement. Mais j’eus enfin la joie et l’orgueil de voir les affaires d’Angélina si bien arrangées que… que je devenais inutile. Eh ! oui, inutile !

Un jour, j’étais assis devant la table à écrire, dans la chambre d’Angélina, étudiant un document hypothécaire. Angélina était assise près de la fenêtre, ourlant un foulard de soie ; Mme  Latour brodait un coussin destiné, je supposais, à faire la sieste. — Je pensai même que c’était pour moi, car elles savaient que le jour de mon anniversaire était le surlendemain.

En levant les yeux, je vis que ceux d’Angélina étaient fixés sur le portrait de sa grand’mère.

— Avant de te connaître, cousine Angélina, je savais combien tes yeux étaient beaux, dis-je involontairement.

J’étais effrayé de ce que je venais de dire.

— Comment le savais-tu ? demanda-t-elle aussitôt.

— Eh bien ! sans doute par ce portrait-là, dit Mme  Latour avec son accent suisse, en regardant Angélina.

Mme  Latour avait une si bonne vieille figure que chaque ride semblait l’expression d’une amabilité.

— Vraiment ? demanda Angélina.

— Oui, bien souvent, je me suis plongé dans des rêveries devant ce portrait. Pourquoi le visage seul est-il peint sur le fond brun ?

— Je ne sais, dit Angélina, et je pense que personne ne le sait.

— Moi, dis-je, je crois l’avoir compris.

— Voyons le poète ! fit Mme  Latour avec un petit sourire.

— Dans les longues nuits d’hiver, j’ai songé que le peintre a aimé son modèle. L’amour lui a brisé le cœur, et il est mort après avoir donné la suprême lumière à ces yeux divins.

Je disais cela d’un ton pénétré, le roman que j’avais imaginé à ce sujet hantait mon souvenir.

Angélina baissa tranquillement ses yeux sur son travail.

— Ah ! mais, pourquoi l’amour devait-il lui briser le cœur ? fit-elle du ton léger d’une vraie cantatrice italienne. Est-ce qu’il ne pouvait pas dire à ma grand’mère : « Je vous aime ! » Et peut-être elle aussi l’aurait-elle aimé.

— Oh ! ta grand’mère, ma cousine, c’était une comtesse. Elle était riche, très riche. Elle avait sans doute une maison, une grande