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LE TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS.

« Notre enfant s’appelait Angélina. Angélina ! Elle avait les yeux de sa mère, le sourire de sa mère, elle était l’âme de sa mère et l’espoir de ma vie.

« Quand Angélina eut sept ans, la mère disparut avec elle. Dans les dernières années, Ellena était triste et taciturne. Mais elle souriait quand je lui en demandais la raison, et elle m’embrassait quand je me montrais inquiet. Un jour, elle disparut avec notre enfant. Alors, je compris que c’était la nostalgie qui l’avait rappelée aux triomphes de sa vie première, et que son amour n’avait été qu’un moment d’extase causée par la passion de l’art. Peut-être n’avait-elle pas envie de retourner aux triomphes de sa jeunesse, mais elle aimait le bruit, le changement, cette vie d’artiste qui nous déprave le cœur et ne nous permet plus de jouir d’un bonheur calme.

« Je restai seul. Je ne songeai ni à la poursuivre ni à la retrouver. Est-ce qu’une existence pleine de contrainte, pleine de rancune aurait pu me rendre heureux ? Et Angélina ? Elle ne me l’aurait pas abandonnée, car c’était son âme.

« Ô Angélina ! tu as été mon âme aussi, et avec toi, la joie a quitté mon cœur pour toujours.

« Je vieillis de bien des années après la fuite d’Ellena. Aujourd’hui, après quinze ans, j’ai un pied dans la tombe.

« Ce n’est pas la vieillesse qui a ridé mon visage, c’est le chagrin et la rancœur, la solitude et l’amertume qui m’ont rendu ce que je suis.

« Il y a six ans, j’entendis parler d’Ellena pour la première fois. Sous le nom de Barini, elle chantait à Florence. On la critiquait avec dédain, comme une grandeur déchue. Une série de coïncidences me fit présumer que cette cantatrice était Ellena elle-même. Je m’informai, auprès d’un ami de Florence, de la situation de l’artiste vieillissante, et on m’apprit qu’elle était toujours brillante. Elle avait une fille, une très belle fille, qui, à Paris, avait débuté déjà, dans le rôle d’Adalgisa, à côté de sa mère, et qui avait beaucoup plu. Ellena elle-même l’avait élevée, et dirigeait toute sa carrière d’artiste.

« Je suis un pauvre mourant. Si l’avenir de ma fille et de sa mère était assuré, je te léguerais tout, mon Erwin. Mais je connais les vicissitudes qui attendent une cantatrice vieillissante. Et si, un jour, mon Angélina était dans la misère ! Si, un jour, elle se trouvait seule et abandonnée, si le hasard lui enlevait la voix ou le courage ! Je connais tant de cas où une étoile s’est éteinte dans le malheur et dans la pauvreté : un refroidissement, une mauvaise liaison, un rien peut détruire l’existence d’une cantatrice qui est