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connais bien, quoique je sois resté longtemps un étranger pour toi. J’ai beaucoup aimé ton père, mon brave frère. Mais nos voies ont divergé. Tandis que la simplicité et la modestie de son caractère le retenaient à son pupitre et ne lui disaient rien ambitionner au-delà d’une honnête médiocrité, le goût de l’art et de la vie brillante me poussait dans le monde. Plus tard, l’amour et le bonheur m’échurent, et ce bonheur fut si grand que j’en oubliai le monde entier.

« Le jour où le bonheur abandonna mon foyer et me laissa dans la solitude, mon cœur se détourna des hommes et ne voulut plus vivre qu’avec ses chagrins et sa rancune. Aujourd’hui que je vois la mort approcher, je m’aperçois que toutes les années passées dans la solitude ont été perdues pour moi, et je n’ai personne à qui je puisse donner mission d’accomplir après moi ce que je ne puis plus faire. Je n’ai personne excepté toi. Je me suis renseigné sur toi. Tu m’as été dépeint comme un homme d’honneur, modeste, rangé, aimant la solitude, passant sa vie dans l’étude, n’étant sujet à aucune passion, franc, loyal, dénué d’ambition. Tu étais seul comme moi, libre comme moi. Je t’ai appelé, tu es venu, et j’ai vu refleurir en toi la jeunesse de mon honnête frère ; j’ai reconnu dans tes yeux que tu avais hérité de sa loyauté, de son honnêteté, de son équité ; je t’aime, j’ai confiance en toi, et je mets entre tes mains une charge sacrée.

« Je vais te raconter d’abord, en quelques mots, tout ce qu’il est utile que tu saches. Le temps m’est mesuré, le prochain accès de mes souffrances mettra fin à ma vie, mes yeux s’assombrissent, mon cœur bat plus péniblement, plus lentement.

Je n’étais plus jeune lorsqu’en Italie je fis la connaissance de la signora Ellena. J’étais alors maître de chapelle à Naples, à l’opéra de Lorini. Ellena Chiari, de son véritable nom, descendait d’une famille noble, et était devenue cantatrice par amour de l’art.

« Comment te la décrirai-je ? C’était une femme de génie. Et moi, j’aimais son âme. M’a-t-elle jamais aimé ? Peut-être ne ressentait-elle pour moi que la tendresse d’une élève ardente, enthousiaste. Je ne sais.

« Nous nous sommes mariés. J’étais heureux, immensément heureux. Ma femme bien-aimée quitta le théâtre et nous retournâmes dans ma patrie.

« Te dirai-je la première année sans nuages ? Nous vécûmes dans l’art, dans les harmonies de tous les temps, et l’art fit, pour nous, de l’amour un paradis. Regarde le portrait accroché au-dessus de mon lit, c’est le portrait de sa mère, la comtesse Nina Chiari, et c’est, en même temps, le portrait frappant d’Ellena.