Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/434

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
428
REVUE DES DEUX MONDES.

et dégouttait la torchère du bourreau. Je crois mon nom connu dans le monde savant.

Ma chambrette à Heidelberg était blanchie à la chaux, petite, mais très gentille. La vieille Lise époussetait tous les jours mes livres, et c’est sa main soigneuse qui nettoyait les verres de lampe. Le petit Hans, du restaurant du Lion d’or, m’apportait tous les jours mes repas. Par les beaux soirs d’été, j’allais me promener, loin, très loin, par champs et par vaux, et je revenais chez moi à la tombée de la nuit, durant laquelle je dormais délicieusement.

Mais, en hiver, je n’aimais pas à me promener ; alors, la lampe brûlait jusqu’à une heure très avancée de la nuit, et je me plongeais dans les histoires de sorcières. Quand je quittais ensuite ma table de travail, j’étais très énervé ; je voyais de nouveau s’agiter sur les murs les personnages des contes de ma vieille nourrice ; il n’était pas jusqu’à la serrure de la porte qui ne prît « une physionomie. »

— C’est parce que tu vis toujours seul, me dit un ancien camarade jovial, qui, en passant par Heidelberg, vint me voir pour me présenter sa jeune femme.

Il avait des yeux bruns, les plus gais du monde.

— Il faut aimer, mon garçon, ajouta-t-il, alors tes nerfs se calmeront. Veux-tu parier ?… N’est-ce pas une honte et un péché qu’un jeune homme, beau et fort comme toi, n’ait pas encore adressé des vers à une jeune fille, et n’ait pas déjà fixé le jour où M. le curé rivera sa chaîne !… Ces vieux garçons couverts de poussière, vrais rats de bibliothèques, ne songent à se marier que quand ils se sentent pris par la goutte ; ils essaient d’être aimables quand leur ménagère ne peut plus répondre à leurs amabilités que par des marques de mauvaise humeur en échange de la peine qu’ils lui donnent. Tu oublies que tu as vingt-cinq ans et que tu es assez bien de ta personne pour tourner la tête à une douzaine de jolies filles… Au revoir ! et quand je reviendrai, il faudra que nos femmes deviennent des amies, entends-tu ? ou le diable s’en mêlera !

C’était vrai, j’avais vingt-cinq ans. Resté seul, j’allumai ma lampe et passai devant la glace pour me diriger vers ma table à écrire, où m’attendait la sixième page du Protée infernal. Je m’arrêtai avec la lumière agitée devant la glace, et alors j’aperçus ma figure.

Beau ? J’étais bien pâle, et mes yeux démesurément grands, et ma chevelure claire en broussailles. Avec cela, je n’aurais jamais de ma vie osé dire à une femme que je l’aimais. Et, du reste, je n’en aimais aucune.