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LE TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS.

monta Eppelin de Gailingen, quand il épousa la riche Hoffin. Dans cette ruelle écartée, avec ses frontons en saillie, un Fugger a été assassiné. Par qui ? Seules, les têtes de lions sculptées dans la pierre, au-dessus de la porte de cette auberge de cordonniers, grise, déjetée, croulante, pourraient le dire. Mais elles ont gardé leur secret et le garderont toujours.

Dans les magasins de Nuremberg, la plupart des objets ont « une physionomie. » Les marteaux de portes, les mortiers en laiton, les grelots des traîneaux, les cafetières, les poupées, les pains d’épice, regardez-les, ils s’animent et semblent vous faire la grimace. Et moi, je voyais tous ces spectres !

Au reste, je suis un jeune homme très raisonnable, très réservé, et pas du tout excentrique.

Je m’appelle Erwin Imhof. J’ai suivi mes cours à l’université d’Heidelberg, où j’ai vécu après comme homme de lettres. Je suis seul au monde. Une vieille tante, qui, dans sa jeunesse, avait aimé tendrement un officier de la landwehr de 1809, et ne se consola jamais de la mort de ce brave homme, m’a laissé un modeste revenu.

J’avais voulu me faire avocat, mais il m’était impossible de prononcer un discours. Les spectateurs, les juges et le bourdonnement de la salle me décontenançaient, me faisaient tourner la tête. Ce qui me troublait par-dessus tout, c’était la vue du pauvre diable que j’étais chargé d’accuser ou de défendre. Sa pâleur et l’angoisse mortelle qui semblait secouer tout son corps me serraient la gorge, m’étranglaient. Ou bien son insolence et sa scélératesse me suffoquaient.

Ne pouvant faire un bon avocat, je travaillai à devenir un savant. Alors, j’aimais à rêver autour des vieux tombeaux des « Hunen ; » je me transportais en esprit dans les palais sépulcraux des Égyptiens, où l’air pénètre à peine et où règne un terrifiant silence. J’allais de tous côtés, étudiant, déchiffrant, couvant des yeux les inscriptions des pierres d’Attila de l’Allemagne du Sud, des sarcophages des filles des rois, qui avaient été si belles et dont les traits sont aujourd’hui rongés par le temps comme par une plaie hideuse.

Et je me mis à écrire trois gros volumes traitant des bagues, des glaives et des chaînes en métal des tombeaux allemands. Puis, deux minces fascicules sur les fleurs de lotus peintes sur les fronts des masques égyptiens. Ensuite, je me jetai avidement sur les procès des sorcières du {s|xvii}}, et m’enfonçai entre les perruques des juges et les bénitiers des prêtres, dans toute une forêt de manches à balais, au-dessus de laquelle pétillait, craquait