Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/411

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui s’est passé à Dessouk. Un ingénieur, du nom de Wilcock, avait conçu le projet de rendre à la culture une partie des terres salées placées au sud du lac Bourlos en y envoyant l’excédent de la crue du Nil qui découle de différens canaux de ce district. Pour l’exécuter, M. Wilcock fit construire huit barrages, dont quatre sur le Bahr-Saïdi et quatre sur un autre canal qui en dérive, le Kassabi. Or, l’un de ces derniers lut si maladroitement élevé, qu’il empêcha l’eau d’arriver dans un canal pour le curage et l’élargissement duquel de grosses sommes avaient été dépensées. Cette maladresse causa la ruine d’un grand nombre de fellahs, qui, poussés par des meneurs, excités par leur propre misère, se ruèrent la nuit sur la digue de Bahr-Saïdi avec l’intention de la démolir. Elle était par mesure de précaution gardée militairement. Les assaillans furent reçus à coups de fusil, et plusieurs tombèrent morts. Il fut constaté à la suite d’une enquête que les fellahs, pour ne pas mourir de soif, avaient été réduits à boire de l’eau corrompue, forcés d’abattre leurs bêtes de somme pour cause d’épuisement, contraints d’abandonner leurs cultures faute d’eau pour les arroser.

Si ces travaux d’irrigation n’étaient pas la cause d’un gaspillage de fonds scandaleux, on s’en préoccuperait moins, mais il n’en est pas ainsi, et l’argent des contribuables égyptiens coule avec plus de facilité de leur bourse pour des dépenses sans profit que l’eau du Nil ne coule avec avantage sur des campagnes arides.

Tant de dilapidations, tant de dépenses folles, excessives, ont fini par lasser le gouvernement. Un achat récent fait à un Anglais de deux dragues du coût de 871,000 francs, machines qui n’ont jusqu’ici dragué que les poches des contribuables, motivaient à mon départ du Caire une sage mesure, celle d’une commission dite « des contrats. » Sa mission consiste à vérifier tous les marchés. Arrêtera-t-elle le gaspillage ? Je le crois, car cette commission est composée d’honnêtes gens, et ils sont assez nombreux en Égypte pour qu’on n’ait eu d’autre difficulté à la former que l’embarras du choix[1]. Il faut bien le dire, la mesure en question prise par Nubar-Pacha, au commencement de 1887, a été tardive. Elle ne fut décidée qu’à la suite de faits graves, de vols plus ou moins déguisés, de fautes lourdes, d’exactions les moins justifiées, de dépenses au sujet desquelles ceux qui les avaient faites ne voulaient fournir aucune explication. On citait de grands personnages qui s’étaient adjugé des milliers d’hectares d’excellentes terres, sans s’inquiéter des réclamations de ceux à qui elles appartenaient. Enfin, on nommait des ingénieurs,

  1. La commission est composée de leurs excellences Tigrane-Pacha, Blum-Pacha, de MM. Scott Moncrief, colonel Seule et Roccaser.