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propres à les retenir. Il avait, lui aussi, beaucoup lu, beaucoup aimé, pendant sa jeunesse, les grands poètes de l’antiquité, et il ne lui semblait pas que sa qualité de chrétien fût une raison de s’en éloigner dans son âge mûr. Également attaché à ses admirations littéraires et à sa foi religieuse, comme il les confondait dans son affection, il se trouvait propre à les réunir dans sa façon d’écrire. Assurément la langue qu’il parle n’est plus tout à fait celle de Virgile, mais elle en a presque partout conservé les dehors. J’ai montré plus haut que les idées nouvelles y sont entrées sans trop en altérer les contours. Quoiqu’on lui fasse dire bien des choses auxquelles elle n’était pas accoutumée, elle a encore l’air latin. Ainsi tombait la dernière objection de ces beaux esprits qui affectaient de regarder les chrétiens comme des barbares : personne n’avait plus de raison de fermer l’oreille à des croyances qui se présentaient sous les dehors de la poésie antique.

Prudence a donc travaillé pour sa part à réconcilier le christianisme avec les lettrés. C’est un grand service qu’il lui a rendu. Une doctrine ne peut pas se contenter d’avoir le peuple pour elle ; tant qu’elle n’a pas conquis les classes éclairées, sa victoire reste incertaine. J’ai montré, je crois, que les ouvrages de Prudence, dont le succès dut être considérable, n’ont pas été inutiles à cette conquête ; il en avait lui-même quelque conscience, malgré sa modestie. Il nous dit, dans son épilogue, qu’au dernier jour d’autres, plus heureux, présenteront à Dieu leurs vertus ou leurs charités, tandis que lui, qui n’est qu’un pauvre et qu’un pécheur, ne pourra lui offrir que ses vers ; mais il ajoute qu’il espère bien que Dieu ne leur fera pas un mauvais accueil, et qu’il lui sera tenu quelque compte d’avoir chanté le Christ. L’humble poète pouvait se rendre témoignage de l’importance de son œuvre ; il avait le droit d’en être fier, et je crois bien que, parmi ceux qui ont servi au triomphe définitif du christianisme, il est juste de lui faire une place.


GASTON BOISSIER.