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et je remarque qu’il était tout à fait propre à l’accomplir. Un lourd fanatique aurait rebuté du premier coup ces gens d’esprit, à croyances indécises, auxquels il voulait plaire, pour les arracher à la superstition de l’ancienne littérature. Heureusement il était le contraire d’un fanatique ; jamais on ne vit de croyant à la fois plus ferme et plus aimable. Les exagérations, de quelque nature qu’elles soient, lui déplaisent. Il blâme les dévots qui affichent volontiers leur pénitence, et ne se présentent en public qu’avec un visage pâle, des joues creuses, une chevelure en désordre et des habits négligés. Il compte beaucoup sur la miséricorde divine, et il espère que le nombre des damnés ne sera pas très considérable. A ceux mêmes qui n’auront pas évité le feu éternel, sa bonté ménage de courts répits dans l’année. La fête de Pâques doit être partout, même au Tartare, un jour de réjouissance. Il imagine que ce jour-là les flammes seront moins brûlantes, et que, pendant quelques heures au moins, le peuple infernal se reposera de souffrir. Sans doute il n’est pas partisan de la tolérance : il n’y avait alors que les vaincus qui la demandaient pour eux, sauf à la refuser aux autres quand ils étaient Victorieux. Il trouve qu’en forçant les infidèles à pratiquer la vraie religion on leur rend service, tandis qu’en les laissant libres de croire ce qu’ils veulent on les aide à se perdre. Cependant, il répugne aux violences. Il veut bien qu’on ferme les temples, mais il souhaite qu’on respecte les statues, qui sont l’œuvre de grands artistes, et peuvent devenir, comme il le dit, une décoration pour la patrie : c’est justement ce que demandait Libanius à Théodose. Il félicite les empereurs d’admettre aux honneurs publics des gens de tous les cultes. Il comble de respects et d’éloges Symmaque, le dernier des païens, et va jusqu’à placer son éloquence au-dessus de celle de Cicéron, ce qui est vraiment trop généreux ; il parle avec attendrissement des beautés de son livre, qu’il réfute, et recommande qu’on n’essaie pas de le faire disparaître ni de porter atteinte à sa renommée. Ce qui est plus surprenant encore, c’est que la haine qu’il porte, comme tous ceux de sa religion, à l’empereur Julien, ne le rend pas injuste pour lui. Tout en détestant son apostasie, il reconnaît ses vertus et loue ses talens militaires : « Il a trahi son Dieu, dit-il, mais il n’a pas trahi son pays. »


Perfidus ille Deo, quamvis non perfidus urbi.


À cette générosité dans les sentimens, à cette modération, à cette largeur dans les opinions faites pour attirer les gens d’esprit auxquels il s’adressait, Prudence joignait d’autres qualités tout à fait