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Mais la victoire était en réalité moins complète qu’il n’a l’air de le dire. Dans ces chrétiens de la veille, le paganisme n’était pas tout à fait détruit. « Les idoles, dit saint Augustin, quand on les a chassées des temples, habitent souvent au fond des cœurs. » Prudence ne l’ignorait pas ; il a montré dans quelques vers fort agréables comment ces nouveaux convertis conservaient toujours un peu l’empreinte du passé. Les souvenirs de l’enfance protégeaient chez eux les croyances anciennes : « celui qui avait vu sa mère porter l’encens devant les dieux de la maison, tandis que lui-même, de ses petites mains, les couvrait de fleurs et leur envoyait des baisers, ne l’oubliait jamais. Ce qui rendait le mal plus grand, c’est que l’éducation donnait plus de force à ces premières émotions. Elle était restée toute païenne : à l’école du grammairien et à celle du rhéteur, le jeune homme n’entendait parler que de l’ancien culte, il ne lisait que des auteurs qui s’en étaient inspirés. L’admiration qu’il éprouvait pour eux s’emparait de son esprit et le prévenait contre la religion nouvelle. Même quand il faisait profession de lui appartenir, il n’arrivait pas tout à fuit à se débarrasser de l’ancienne. Quelques-uns s’accommodaient fort bien de ce partage ; chrétiens dans leur intérieur, au milieu de leur famille, et pour les occasions ordinaires de la vie, ils redevenaient païens quand ils entraient dans leur bibliothèque ou leur cabinet d’études, et qu’ils prenaient la plume pour écrire des poésies ou des panégyriques. C’est ce que le christianisme ne pouvait pas souffrir. On comprend qu’il ne lui convenait pas de nôtre le maître que d’une partie de l’homme, et de la moins noble ; il avait l’ambition naturelle et légitime de posséder l’homme tout entier.

C’était donc une nécessité pour lui de prouver qu’il n’est pas condamné à être toujours la religion des ignorans et des pauvres d’esprit, qu’il peut s’adresser aussi aux lettrés et donner à leur imagination les satisfactions qu’elle souhaite, qu’il est capable d’inspirer des écrivains de talent et de créer à son tour une grande littérature. A vrai dire, l’épreuve était déjà faite ; après savoir lu des polémistes comme Tertullien, comme Minucius Félix, comme Lactance, des théologiens comme saint Ambroise ou saint Augustin, il était impossible de douter qu’il pût exister une littérature chrétienne, puisque en réalité il y en avait une. Il faut croire pourtant que la démonstration ne paraissait pas convaincante, car nous voyons que les lettrés continuaient à insulter les chrétiens, à les accabler de mépris, à les appeler des ignorans, des sots, des gens sans esprit et sans connaissances[1]. De pareilles injures, à ce moment,

  1. C’est ce que dit formellement saint Augustin : « Ubicumque invenerunt Christianum, solent insultare, exagitare, irridire, vocare insultum, hebetem, nullius cordis, nullius peritiœ. »