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V

Pour achever cette étude déjà bien longue, il me reste encore une question à traiter. Prudence, nous l’avons vu, n’était plus jeune quand il composa les écrits qui nous restent. Il nous dit, dans sa préface, qu’il est revenu de toutes les ambitions du monde, qu’il attend la mort et ne songe qu’à s’y préparer. Il n’est pas vraisemblable qu’un homme dans ces dispositions n’écrive que pour le plaisir d’écrire ou pour la gloire qu’on peut en tirer ; il devait avoir un dessein plus sérieux. Puisqu’il s’accuse comme d’un crime de n’avoir rien fait jusque-là d’utile, c’est qu’il espère, en composant ses derniers vers, servir de quelque façon ses croyances. Mais quel genre de services veut-il leur rendre ? Je crois que, pour le savoir, il faut d’abord chercher à qui ses vers s’adressaient et pour quel public il les a particulièrement écrits.

On se souvient que les deux premières hymnes de ses chants pour toute la journée (Cathemerinon) sont assez exactement imitées de celles de saint Ambroise. M. Puech est disposé à croire que, puisqu’elles sont semblables, elles devaient être faites pour le même usage, c’est-à-dire qu’il les destinait à être chantées dans les offices de l’église. Cette opinion ne me paraît guère vraisemblable. D’abord elles ont plus de cent vers, ce qui dépasse la mesure ordinaire des chants liturgiques ; et leur ressemblance même avec les hymnes de saint Ambroise, qui persuade M. Puech qu’elles devaient avoir la même destination, me fait justement penser tout le contraire. Il me semble que l’idée de déposséder les chants du grand évêque et de leur substituer les siens ne peut pas être venue à l’esprit d’un poète modeste et qui parle de lui avec tant d’humilité. On ne peut pas supposer qu’en l’imitant il avait la prétention de faire mieux que lui et de prendre sa place ; il faut admettre qu’il n’a essayé de refaire ses hymnes que parce qu’il les destinait à des usages différens et qu’il voulait les approprier à un autre public. Dans tous les cas, s’il peut y avoir quelques doutes pour les deux premières, il n’en reste pas pour celles qui suivent. Elles sont plus longues encore, plus largement développées, plus riches d’épisodes et de narrations, et, en l’état où le poète les a publiées, elles ne pouvaient pas figurer dans les cérémonies de l’église : celles-là, on peut en être certain, n’ont pas été faites pour être chantées, mais pour être lues.

Pouvons-nous aller plus loin ? Est-il possible de deviner à quel genre particulier de lecteurs songeait Prudence quand il les