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surprenante chez Prudence que chez Claudien et chez Rutilius, c’est qu’il était chrétien, et qu’il nous semble que les chrétiens ne devaient pas être fort attachés à un empire qui les avait si rudement traités pendant deux siècles. Mais nous nous trompons. A l’époque même où on les persécutait, ils se piquaient d’être aussi bons citoyens que les autres ; et, depuis que la conversion de Constantin les avait rendus maîtres du pouvoir, ils n’avaient plus aucun motif d’être mécontens. Il serait aisé de prouver, en étudiant les écrits de saint Ambroise et de saint Augustin, que, loin de souhaiter la ruine de Rome, ils ont énergiquement travaillé à la sauver. Pour m’en tenir à Prudence, je ne crois pas qu’il y ait eu, à ce moment, un patriote plus zélé que lui. Il ne lui suffit pas d’avoir célébré la grandeur romaine dans les beaux passages que j’ai cités, il veut montrer que les chrétiens ont des motifs particuliers d’en être touchés, et que la reconnaissance les attache à l’empire autant que le devoir. Rome ne tient pas sa puissance de ses divinités nationales, comme elle le pense ; ce n’est pas non plus au hasard qu’elle la doit : le hasard n’est qu’un mot « dont nous couvrons notre ignorance ; » c’est le Dieu véritable, le Dieu des chrétiens qui a pu seul la lui donner. Elle entrait dans ses grands desseins sur l’humanité ; l’unité du monde, sous la main de Rome, devait servir à la victoire du Christ. Dans des pays divisés, parmi des nations toujours en querelle, au milieu du bruit des armes, la vérité aurait eu peine à se faire entendre ; la parole divine se serait plus difficilement communiquée d’un peuple à l’autre, arrêtée à chaque frontière par les haines nationales. Mais une fois la paix établie sur la terre et l’univers réuni sous le même sceptre, les voies étaient ouvertes à la religion, nouvelle ; le Christ pouvait paraître, le monde était prêt à le recevoir :


En odes, omnipotens, concordibus influe terris ;
Jam mundus te, Christe, capit.


Ainsi la grandeur de Rome se trouve rattachée à la naissance du Christ ; un lien est trouvé entre ces deux puissances qui se sont méconnues. Ce ne sont plus des ennemies irréconciliables, comme elles croyaient l’être, puisqu’elles ont servi aux mêmes desseins de la Providence. Les Scipion, les César, les Auguste, ces grands hommes dont les païens ont toujours le nom à la bouche, et dont ils veulent faire une insulte à la nouvelle religion, ont travaillé, sans le savoir, pour elle, et, comme ils ont concouru à son œuvre, il lui est permis de s’en faire honneur. C’était le triomphe de la