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qualité qui n’avait pas sa place dans les autres ouvrages de Prudence et qui donne à celui-ci une couleur particulière : je veux dire le patriotisme. Symmaque accusait les chrétiens d’être les ennemis de l’empire et voulait les rendre responsables des malheurs publics. C’était un vieux reproche que les païens adressaient volontiers à la religion nouvelle, et que presque tous les apologistes du christianisme s’étaient vus forcés de combattre. Je ne crois pas qu’aucun d’eux l’ait fait avec plus de conviction, plus de bonne foi, plus de chaleur sincère que Prudence.

Dans tout son discours, Symmaque admet comme une vérité démontrée que les Romains doivent à leurs dieux la richesse et le pouvoir : c’est l’argument sur lequel il appuie toute sa discussion. Prudence répond d’abord que le pouvoir et la richesse ne sont pas les plus précieux des biens, et que le Dieu des chrétiens en donne d’autres, qui ont bien plus d’importance. Mais cet argument, que saint Augustin a repris dans la Cité de Dieu, ne lui suffit pas : le chrétien pourrait à la rigueur s’en contenter ; il faut autre chose au patriote. Il ne veut pas qu’on accorde aux païens que Rome doit sa puissance à la protection de ses dieux. Les autres apologistes refusaient aussi de l’admettre ; mais la raison qu’en donne Prudence n’appartient qu’à lui. C’est au nom même de l’honneur des Romains qu’il combat l’opinion de Symmaque : il lui semble qu’on les rabaisse en attribuant leurs succès à de fausses divinités ; on leur fait injure quand on suppose qu’ils ont eu besoin de ce secours pour vaincre. « Non, dit le poète en colère, je ne souffrirai pas qu’on insulte nos aïeux et qu’on calomnie des victoires qui nous ont coûté tant de fatigues et tant de sang. C’est outrager nos légions, c’est ôter à Rome ce qui lui revient, que de faire honneur à Vénus de ce qui est l’effet de notre courage ; c’est prendre la palme dans la main même du vainqueur. Pourquoi donc plaçons-nous au sommet des arcs de triomphe des chars traînés de quatre chevaux, et, sur ces chars, les statues des Fabricius, des Curius, des Drusus et des Camille, tandis qu’à leurs pieds les chefs ennemis, la tête basse, les mains liées derrière le dos, plient le genou ; pourquoi attachons-nous au tronc des arbres des trophées victorieux, si c’est Flora, Matuta ou Cérès qui ont vaincu Brennus, Persée, Pyrrhus ou Mithridate ? » Ainsi les rôles sont changés : les païens n’ont point le privilège d’être seuls les gardiens jaloux de la gloire de Rome. Prudence fait profession d’y tenir encore plus, et même de la défendre contre eux. On ne pouvait pas prendre, dans ce grand débat, une position plus heureuse et plus forte. Il tient à montrer qu’il admire plus que personne les grandes choses qu’ont faites les vieux Romains ; il est pénétré pour eux d’admiration et de