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manichéens, mais en pleine réalité, parce que sa résurrection est le gage et le garant de la nôtre, et qu’elle nous assure qu’après notre mort nous revivrons comme lui. « Je sais que mon corps doit ressusciter en Christ : pourquoi veux-tu que je me désespère ? Je suivrai la route par laquelle il est lui-même revenu, vainqueur de la mort. Voilà ma croyance : et je reviendrai tout entier ; je ne serai ni autre que je suis, ni moindre ; j’aurai l’apparence et la force que je possède aujourd’hui ; je ne perdrai ni une dent ni un ongle, et la tombe, en se rouvrant, me revomira comme elle m’a pris… Et maintenant, ô mes membres, chassez toute terreur, moquez-vous des maladies, méprisez le sépulcre, et préparez-vous à suivre au ciel le Christ qui vous appelle ! » N’est-il pas étrange qu’ici Prudence célèbre l’immortalité de l’âme et la persistance de la vie avec le même enthousiasme, la même plénitude de conviction et de joie que Lucrèce quand il chante l’anéantissement entier de l’homme, sans retour et sans réveil, et qu’il proclame, d’un ton de triomphe, qu’il n’y a, dans ce monde, rien d’immortel que la mort ? Il me semble qu’on ne vit jamais une inspiration aussi semblable dans des opinions aussi contraires.


IV

Le dernier et le plus célèbre des poèmes dogmatiques de Prudence est sa réponse à Symmaque (Contra Symmachum), en deux livres. Le poète y réfute, après saint Ambroise, la fameuse requête du préfet de Rome, dans laquelle il demandait à l’empereur qu’on rétablit l’autel de la victoire. Cet ouvrage de Prudence est d’un caractère très différent des autres. Le premier livre, où il attaque le paganisme en général, contient des passages pleins de verve bouffonne que M. Puech rapproche avec raison des plus belles satires de Juvénal. Il s’en trouve, dans le second, qui rappellent, par leur éclat et leur pathétique, les endroits les plus brillans de Claudien. Il me paraît impossible qu’on n’admire pas la souplesse d’un talent qui a tant produit en si peu d’années, qui à chaque œuvre se renouvelle, et qui se trouve également propre aux genres les plus divers. Évidemment celui qui était capable de réunir tant de qualités opposées, qui réussissait à la fois dans l’ode, dans la satire, dans la poésie didactique et historique, ne devait pas être un poète ordinaire.

La réponse à Symmaque est une œuvre importante, qui possède des mérites très variés et dont l’étude serait longue, si elle prétendait être complète. Je me contente d’y chercher en ce moment une