Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Du mal physique il passe au mal moral. Il montre que l’humanité s’est gâtée encore plus que la nature ; il fait voir de quelle manière les hommes ont perverti, par de mauvais usages, tous les sens que Dieu leur avait donnés, et comment ils sont devenus tous les jours plus méchans, ce qui lui donne l’occasion de décrire les défauts de son temps avec une verve et un bonheur d’expressions qui rappellent souvent les satiriques de la bonne époque.

Le plus grand charme du poème de Lucrèce, c’est qu’il y mêle partout sa personnalité. Au milieu des raisonnemens les plus arides, tout d’un coup l’homme apparaît, égayant et animant tout de sa présence. Le système d’Épicure n’a pas seulement séduit son intelligence, il a conquis son âme : il lui est attaché de cœur autant que d’esprit. Assurément il est très sensible aux grandes clartés que son maître jette sur l’univers. Il éprouve une fierté légitime à saisir la nature des choses, à escalader le ciel, comme il dit, et à voir les murailles du monde reculées ; mais il est encore plus heureux d’apporter à l’homme le soulagement de ses maux, cette paix intérieure que tous souhaitent, et dont il est plus avide que personne. La philosophie lui plaît surtout par ses applications. On se le représente d’ordinaire comme une sorte de dialecticien farouche, qui veut nous réduire au désespoir en nous enfermant dans le plus sombre des systèmes ; c’est au contraire un ami de l’humanité, qui espère la guérir de ses tristesses en la délivrant de la mort et des dieux ; et cette tendresse d’âme, qui se montre partout, est peut-être la source la plus abondante de sa poésie. Il me semble qu’on trouve quelque chose de semblable dans les poèmes dogmatiques de Prudence ; ce n’est pas seulement un discuteur et un raisonneur ; le théologien, chez lui, n’a pas étouffé l’homme. Il ne lui suffit pas d’atteindre à cette sérénité paisible que donne au savant la conquête de la vérité, il en jouit avec des effusions de joie qu’il veut communiquer aux autres. Personne n’a mieux goûté que lui le bonheur de croire ; aussi veille-t-il sur ses croyances comme un avare sur son trésor. Il ne permet pas qu’on y touche, et il a, quand il lutte pour elles, un accent personnel et passionné. On sent bien, lorsqu’il défend la divinité du Christ, qu’il combat pour sa propre cause, et lui-même ne cherche pas à le cacher :


Cum moritur Christus, cum flebiliter tumulatur,
Me video.


Il s’emporte contre ceux qui en font une ombre ou un fantôme, et non un homme véritable ; il veut qu’il soit mort et ressuscité, non pas en figure et par métaphore, comme le prétendent les