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interminable sermon. Surtout il était impossible qu’il le laissât outrager à son aise l’ancienne religion, qu’il était chargé de protéger. Prudence le suppose très tolérant et disposé à entendre, sans se fâcher, toute sorte d’injures contre les dieux de l’Olympe. Saint Romain, dans le long discours qu’il lui prête, a l’idée assez ingénieuse de leur appliquer la législation romaine sur le vol, la débauche, l’adultère, et montre que, s’ils étaient traduits devant les tribunaux ordinaires, les magistrats, qui les adorent, seraient bien forcés de les condamner.

La sentence prononcée, les supplices commencent. Le martyr les supporte toujours avec un courage admirable. C’est sa conviction qui fait sa force. « Allons, dit sainte Eulalie au bourreau, brûle et coupe ; déchire ces membres faits de boue. Il est facile de détruire cet assemblage fragile. Quant à mon âme, tu peux redoubler tes tortures, tu ne l’atteindras pas. » Voilà de quelle façon parlent les martyrs chez Prudence ; quels que soient leur âge et leur sexe, il leur donne la même attitude d’intrépidité provocante. C’est peu de souffrir la mort, ils la bravent, ils la raillent. Ils y marchent si résolument qu’ils semblent traîner le bourreau à leur suite ; quand ils montent sur le bûcher, ils ont l’air de menacer les flammes et les font trembler devant eux. Ils nous rappellent certains personnages des tragédies de Sénèque qui, comme les gladiateurs, mettent leur vanité à bien recevoir le dernier coup. L’énergie du petit chrétien qui sait si bien mourir, dans la passion de saint Romain, ressemble à celle du jeune Astyanax quand il se jette du haut d’une tour de Troie avec des airs de stoïcien. Sénèque et Prudence sont tous les deux Espagnols, et l’on sait que l’Espagne a toujours eu du goût pour les héros de théâtre. Elle ne déteste pas non plus l’extraordinaire et l’horrible, et c’est peut-être ce qui amène chez Prudence tant de peintures raffinées de supplices. On trouve, dans presque toutes ses hymnes, des détails de plaies saignantes, de chairs grillées, de tenailles et de croix de fer s’enfonçant dans des corps délicats que le poète étale devant nous avec une satisfaction visible[1]. C’est véritablement un goût du pays. Il y avait déjà des descriptions semblables chez Sénèque et chez Lucain ; et, plus tard, les peintres espagnols ne nous les épargneront pas dans leurs tableaux.

  1. Parmi ces récits de martyres, il y en a un qui me paraît plus original que les autres. Il s’agit d’un maître d’école chrétien, Cassianus, qui était dur à ses élèves, et dont ils se vengèrent, pendant la persécution, en le perçant de ces poinçons de fer qui leur servaient pour écrire. Il nous les montre heureux de labourer ce corps misérable et d’exercer sur lui ce talent qu’il leur avait donné, et il semble prendre un plaisir singulier à nous redire les plaisanteries horribles dont ce petit monde cruel assaisonne sa vengeance.