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lui prête des discours assez raisonnables. On dirait qu’en sa qualité d’ancien fonctionnaire, il lui répugne de rendre un magistrat ridicule, et qu’il respecte l’autorité jusque chez les ennemis de la foi. La principale raison que le juge donne au martyr pour le convaincre, c’est qu’il faut obéir à César, et qu’un sujet loyal doit croire que la religion que professe l’empereur est la meilleure de toutes :


Quod princeps colit ut colamus omnes.


Ce sont bien les sentimens d’un vrai fonctionnaire. Dans la passion de saint Laurent, le préfet de Rome, devant lequel le diacre comparait, lui tient un langage fort curieux. Il lui demande de livrer les trésors de l’église, qu’on soupçonnait déjà d’être très riche, et justifie son exigence par des raisons dont on s’est beaucoup servi depuis cette époque. Cet or, lui dit-il, provient de manœuvres coupables. Les prêtres troublent l’esprit des gens riches ; on leur fait vendre leurs maisons et leurs terres, on leur persuade que c’est une œuvre méritoire de dépouiller leurs enfans, qui sont réduits à la misère, parce qu’ils ont eu le malheur d’avoir des parens trop pieux. Qu’a besoin l’église de tant de richesses ? L’état en saura faire un meilleur usage : elles serviront à payer les soldats qui le défendent. N’est-ce pas, d’ailleurs, un principe du Christ qu’il faut rendre à chacun ce qui lui appartient ? La monnaie, qui porte l’effigie de César, doit revenir à César. L’église gardera pour elle ces trésors de doctrine et d’enseignement dont elle est si fière :


Nummos libenter reddite ;
Estote verbis divites.


C’est au tour de l’accusé de répondre ; d’ordinaire il le fait trop longuement. Le poète est ici victime de la sincérité même et de l’ardeur de ses croyances : il abuse de l’occasion qui lui est offerte de les exposer. Du reste, il n’y a pas là tout à fait une invraisemblance, et les choses ont dû se passer à peu près comme il les imagine. Les chrétiens se plaignaient toujours qu’on les condamnât sans les connaître ; ils se disaient victimes des préjugés populaires ; ils demandaient qu’on étudiât leur doctrine avant de la punir. Il est donc naturel que l’accusé ait profité du moment où l’on était forcé de l’écouter pour en faire une exposition rapide. Seulement, il lui fallait se hâter. Le juge, qui lui permettait de se défendre, n’aurait pas souffert que, sous ce prétexte, il débitât un