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arrive souvent en employant les tours et les mots de l’ancienne langue[1].

Ce n’est pas que Prudence ne soit qu’un de ces faiseurs de centons qui se sont amusés à découper les vers de Virgile et à les appliquer à des idées pour lesquelles ils n’étaient pas faits. Quand les mots et les tours anciens lui paraissent insuffisans pour exprimer ses croyances, il n’hésite pas à en créer de nouveaux. D’autres aussi ont été forcés de le faire, car c’était la condition de cette poésie naissante ; mais on voit bien que ce travail leur coûte beaucoup ; ils ont grand’peine à accommoder les figures violentes et rudes de la Bible avec la clarté sereine des images et des comparaisons d’Homère dont toute la poésie ancienne a vécu. Chez Prudence, l’accord se fait plus aisément, et les choses semblent marcher d’elles-mêmes. À ce point de vue, ses deux odes sur le jeûne sont fort intéressantes à étudier. L’ancienne poésie lyrique ne lui fournissait guère de modèles pour célébrer l’abstinence ; Horace et les autres ont chanté plus volontiers les agrémens des bons repas. Il a donc tout tiré de son fonds, et l’a fait souvent avec un grand bonheur d’expression. Son idée, c’est que le jeûne assure la victoire de l’esprit sur la matière, et il la développe avec une abondance et une vigueur surprenantes. Il emploie les figures les plus hardies pour nous montrer le corps épaissi, l’âme étouffée, l’intelligence alourdie par l’excès de la nourriture ; il dépeint au contraire, dans une belle strophe, « la folle moisson des vices broyée sous la meule du jeûne, aussi vite que l’eau éteint la flamme et que la neige fond au soleil ; » il trouve enfin ces deux vers énergiques pour résumer le triomphe définitif de l’esprit :


Ut cum vorandi vicerit libidinem
Lato triumphet imperator spiritus.


Il y a là, sans doute, des images dont aucun poète ne s’était encore servi, mais les termes qui les expriment sont restés latins. Les idées nouvelles se couvrent à demi sous les formes anciennes, et le mélange se fait avec assez d’habileté pour n’avoir rien de trop choquant. La langue se modifie sans tout à fait se dénaturer : c’est un rejeton vigoureux et un peu sauvage qui sort du tronc antique,

  1. Tel est ce passage où il nous dépeint le Saint-Esprit entrant dans le cœur des fidèles et le consacrant comme un temple :
    Intrat pectora candidus pudica
    Quæ templi vice consecrata rident.