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La poésie lyrique, on le sait, avait médiocrement réussi à Rome. Horace y excelle sans doute, mais il n’a pas eu de successeurs : les autres, nous dit Quintilien, ne méritent pas d’être lus. Les raisons, comme on pense, n’ont pas manqué aux critiques pour rendre compte de cette stérilité. Le plus souvent on en accuse le caractère même du peuple romain : ces gens graves, cérémonieux, compassés, si pleins de respect pour le decorum (le mot et la chose leur appartiennent), devaient médiocrement goûter une poésie violente, capricieuse, et dont le désordre est la loi. On ajoute que la langue dont ils se servaient, étant de sa nature ample et majestueuse, s’accommodait mieux à la dignité de l’éloquence qu’aux mouvemens déréglés de l’ode. Ces explications sont ingénieuses et paraissent fort vraisemblables ; ce qui ne m’empêche pas de croire que, malgré ces conditions défavorables, il pouvait très bien se produire un grand poète, qui, sur ce terrain ingrat, aurait renouvelé les merveilles de Pindare et d’Alcée. Le génie se plaît souvent à déconcerter les théories savantes de la critique. Que de fois n’avait-on pas proclamé que la France aussi, avec la légèreté de son humeur, son bon sens caustique, l’haleine un peu courte de ses poètes, les scrupules étroits de ses grammairiens, n’était pas faite pour les grandes inspirations de la poésie lyrique ! C’est pourtant cette poésie qui fait la gloire de notre littérature contemporaine, et je ne crois pas que, depuis les beaux temps de la Grèce, elle ait produit nulle part et en si peu d’années autant de chefs-d’œuvre. A Rome, elle n’a pas fait une aussi brillante fortune ; cependant, après une éclipse de trois siècles, elle parut se ranimer vers l’époque chrétienne. À ce moment, les circonstances semblaient meilleures pour elle. Une religion nouvelle enflammait les âmes et lui fournissait, au lieu de ces auditeurs sceptiques que les grands éclats de passion risquaient d’effaroucher, un public croyant et enthousiaste. Les altérations mêmes que subissait alors le langage pouvaient la servir. Il était en train de rompre ses cadres anciens. La pureté et la régularité se perdant tous les jours, les auteurs devenaient plus libres de créer les tours et les expressions dont ils avaient besoin. Chacun pouvait se faire sa langue et la plier à rendre ses sentimens et ses émotions les plus intimes, ce qui est une condition du succès dans un genre où la personnalité domine.

La poésie lyrique chrétienne commence pour nous, en Occident, avec saint Ambroise, et c’est un hasard qui lui a donné naissance. L’évêque de Milan était un homme d’action : il n’avait ni le loisir ni le goût de composer de belles odes dans son cabinet pour le plaisir des délicats ; mais les circonstances le firent poète. L’impératrice Justine, qui favorisait les ariens, leur avait attribué une église possédée jusque-là par les catholiques. Saint Ambroise s’y