Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déprécier les salaires des ouvriers libres, pour ne pas laisser l’indigent dans l’indolence, qui est pour lui la jouissance suprême, on le transforme en une sorte de Sisyphe.

L’assistance privée a souvent bien des défauts, mais au moins elle travaille avec des ressources volontaires ; elle satisfait l’âme et le cœur de ceux qui s’y associent. On peut créer trop d’ouvroirs, en vendre les produits à trop bas prix, on peut multiplier outre mesure les œuvres qui, isolées, pourraient faire quelque bien, l’Asile de nuit, la Bouchée de pain ; mais les excès de l’assistance privée sont contenus par la limite même des recettes libres qu’elle peut recueillir ; ses fautes sont restreintes, en ce sens qu’elles sont partielles, qu’elles ne se rattachent pas à un système bureaucratique suivi automatiquement sur tout le territoire. Les erreurs de l’assistance privée se corrigent plus vite, parce qu’il n’est pas besoin de recourir à ce lent et pesant appareil appelé le parlement, de passer par toute la filière de cette procédure compliquée qui constitue la confection d’une loi, pour arrêter le développement d’institutions reconnues nuisibles. Quand le public s’aperçoit que les « Bouchées de pain « ou les « Asiles de nuit » se multiplient outre mesure, et que, au lieu de secourir seulement quelques infortunes intéressantes, leur pullulement fait pulluler la fainéantise, les cotisations privées diminuent et les donations disparaissent. L’état, au contraire, est un organisme de généralisation et de fixation, si l’on peut ainsi parler. Il répugne aux expériences de détail et aux adaptations successives. Il donne à tout ce qu’il touche un caractère d’universalité et de relative permanence. Sa prétention de diriger et d’accaparer l’assistance est l’une des plus nuisibles qu’il puisse avoir, l’une de celles qui tendent le plus à dégrader la société et l’homme, en enlevant au riche le mérite d’une générosité spontanée, en donnant au pauvre l’idée fausse qu’il a un droit positif sur l’avoir de la société.

Deux considérations devraient restreindre dans de très étroites limites l’intervention de l’état en matière d’éducation et d’assistance : l’une, d’ordre financier ; l’autre, d’ordre moral. Avec le développement que prennent les attributions de l’état, le détail infini surtout des tâches auxquelles il se livre, — et par état j’entends toute la collection des pouvoirs publics, aussi bien les pouvoirs municipaux et provinciaux que le pouvoir central, — la régularité et le contrôle des finances deviennent impossibles. La masse énorme de menues dépenses ayant, par leur nature, un caractère contingent et variable, défie toute surveillance. Les occasions de gaspillage, de dilapidation, de connivence dans les marchés, se multiplient. Les « caisses noires, » les comptabilités occultes, les mandats fictifs se répandent