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cette séparation n’implique de la part du premier aucun sentiment de malveillance. C’est en quelque sorte une simple séparation de biens : de temps à autre, dans les malheurs publics ou les circonstances solennelles, les pouvoirs fédéraux ou locaux croient devoir donner des signes ostensibles de déférence envers le sentiment chrétien. La religion et la société, la religion et les mœurs n’ont jamais été complètement séparées dans la grande Union américaine du Nord. Quoique, depuis Michel Chevalier et Tocqueville, cette situation se soit un peu modifiée, on ne trouve encore dans cette jeune et florissante démocratie aucun symptôme de ces luttes où s’engagent si maladroitement et si imprudemment quelques états européens contre les croyances traditionnelles. Un publiciste avisé, sorti du peuple, appartenant à l’opinion radicale et en partie socialiste, M. Corbon, dans un livre ancien et peu connu, le Secret du peuple de Paris, a consacré toute une partie à ce qu’il appelle la « religion du peuple. » Il a pris soin de démêler et de nous indiquer la part de l’abandon des croyances chrétiennes dans le mouvement révolutionnaire qui se développe chaque jour et menace de tout emporter. Parlant de la vie future : « Tout ce qui avait autrefois germé en ce sens dans l’âme populaire a été presque complètement étouffé par un prodigieux développement d’aspirations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde. » M. Corbon est enfant de Paris, et il prend Paris ou plutôt les quartiers ouvriers de Paris pour la France entière ; dans les trois quarts du pays, cette semence ancienne n’est ni tout à fait détruite ni complètement remplacée. Mais quel intérêt peut avoir l’état moderne, qui n’est pas un sectaire, qui doit se proposer, non le triomphe d’une doctrine spéculative, mais la conservation sociale, quel intérêt peut-il avoir à favoriser, dans tous les lieux et dans toutes les couches, « ce prodigieux développement d’aspirations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde, » quand il sait parfaitement que « ce prodigieux développement d’aspirations, » il ne le pourra jamais satisfaire ?

Si, dans tous les pays et dans tous les temps, l’état doit se montrer bienveillant et sympathique au sentiment religieux, si cette déférence et ces bons rapports, par des raisons spéciales, s’imposent particulièrement comme un devoir de prévoyance à l’état moderne, la question de la séparation des églises et de l’état ne peut être tranchée que par les antécédens de chaque peuple et le nombre des confessions qui se partagent dans chacun d’eux la population. S’il serait absurde de renoncer à la séparation des églises et de l’état dans la grande fédération américaine, il ne le serait pas moins de vouloir transporter ce régime en France ; ce serait un nouvel élément de désorganisation et de discorde ajouté