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dans nulle catégorie de gens on ne trouve une moindre aptitude à la métaphysique. S’ils ont quelques idées générales, ce sont, d’ordinaire, celles que les circonstances et les hasards de la lutte leur ont presque inconsciemment inculquées. Ils se font gloire souvent de n’y pas tenir. Ils n’ont ni le goût ni le loisir d’étudier à fond les problèmes. Ce sont, en outre, des hommes de parti, engagés dans des liens auxquels, malgré quelques glorieux exemples, il leur est presque toujours impossible de se soustraire. Ils représentent des passions et des intérêts bien plus que des idées pures et réfléchies. Nulle classe d’hommes ne diffère davantage du type classique du sage que le détachement et la sérénité ont préparé à comprendre et à chérir le vrai. Ce sont encore des hommes absorbés par les intérêts présens ; la devise de la plupart est qu’à chaque jour suffit sa peine, que le contingent seul mérite qu’on s’y arrête, que la fécondité et la souplesse de leur esprit trouveront des ressources imprévues pour les difficultés futures, dont il serait puéril et vain de s’embarrasser à l’avance. À moins de reconnaître au suffrage populaire et à ses élus une vertu merveilleuse, surnaturelle, on doit juger que les détenteurs de l’état moderne, en raison même des procédés, des qualités et des défauts auxquels ils doivent le pouvoir, sont médiocrement qualifiés pour être les interprètes de la vérité absolue et du bien absolu. Qu’ils le fussent, ce serait un mystère aussi impénétrable à la raison humaine que les dogmes religieux réputés les plus incompréhensibles.


I

Peu de problèmes seraient aussi simples à résoudre que celui des rapports de l’état moderne et de la religion ; mais il faudrait s’inspirer du mot : « paix aux hommes de bonne volonté. » Le monde, depuis l’origine, a toujours été livré à la controverse ; c’est par elle, par la variété et la liberté des opinions, surmontant tous les obstacles extérieurs, que se sont transformées la barbarie et la rigidité primitives en cette sorte de développement ascensionnel qu’on nomme la civilisation. La gloire de l’état moderne, ç’a été jusqu’à ce jour de laisser le champ libre à la controverse, à la variété des pensées et des actes dans la plupart des voies ouvertes à l’activité de l’homme : les lettres, les arts, les sciences, l’industrie, les groupemens entre les individus. Il n’est qu’un domaine jusqu’ici où, non pas tous les états, mais certains, de nos jours aussi bien qu’autrefois, s’acharnent à vouloir supprimer la controverse et ses manifestations extérieures, c’est le domaine religieux. L’état, qui devrait être, d’après la théorie, un organe de