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des mots dont on n’oserait pas se servir soi-même en leur parlant. C’est une perfidie, c’est une trahison, c’est une espèce de guet-apens. Mais j’ajoute que, si l’on avait pu, de loin en loin, s’émouvoir de quelque sympathie pour les personnages de la pièce de M. de Goncourt, il suffirait de la langue ordurière qu’on y parle pour nous en empêcher. Les hommes assemblés pour en écouter d’autres acquièrent aussitôt une délicatesse ou une susceptibilité d’oreille dont M. de Goncourt évidemment ne se doute pas, et que la première habileté de l’auteur dramatique est de ménager d’autant plus qu’il croit avoir des choses plus hardies à nous dire. Mais M. de Goncourt ne connaît pas les ménagemens ; et quand une censure, pourtant bien indulgente, a porté la main sur sa prose, on lui disputerait la gloire d’avoir inventé le « japonisme, » et découvert le XVIIIe siècle, qu’il n’aurait pas crié plus fort. Dans la prose de M. de Goncourt, l’expression et la pensée sont si étroitement unies qu’on ne saurait, sans déchirure, les séparer l’une de l’autre, ni toucher à un de ses mots qui ne fût précisément celui pour lequel il avait écrit toute sa pièce.

Voilà d’étranges prétentions ; et ceci nous amène à noter en terminant ce qu’il y a peut-être encore de plus déplaisant que tout le reste dans le mélodrame de M. de Goncourt : c’est ce qui s’entremêle de présomption à son inexpérience, et le contentement de soi-même, la sécurité vaniteuse, l’orgueil naïf et provocant avec lequel il commet ses pires maladresses. Comment on parle quand on s’appelle Mlle de Varandeuil et comment on allie la liberté du langage ou la brusquerie des manières avec le sentiment du nom que l’on porte et de ce que l’on est ; ce que disent des enfans assemblés autour d’un arbre de Noël, et les exclamations qu’ils font quand on apporte « le plat sucré ; » comment on pense parmi les fruitières, et les propos qu’elles échangent avec les bonnes du quartier, M. de Goncourt sait tout cela ; il n’y a que lui qui le sache, et il est si fier de le savoir, on le sent si sûr de sa science, qu’il en devient insupportable. Passe encore dans ses romans ! mais, au théâtre l dans une pièce où tant de puérilité se juxtapose à tant de brutalité ! et d’un auteur qui, depuis tantôt quarante ans qu’il écrit, n’a jamais remporté que des succès douteux ! dont on s’étonne qu’il soit un « maître » pour des écrivains qui, sans jamais l’imiter, l’ont depuis longtemps dépassé ! c’est trop ; et l’irritation remplace enfin ce que l’on eût autrement témoigné d’indulgence pour une vie consacrée tout entière à la littérature et à l’art. Pas plus, en effet, que M. de Goncourt, nous ne voulons être dupes ; il ne nous plaît pas qu’on le prenne de si haut avec si peu de titres ; et décidément, pour tant d’orgueil ou de prétention, l’œuvre est trop incomplète, l’exécution trop inférieure, et l’artiste enfin trop au-dessous de ce qu’il croit être. Nous nous disons aussi qu’il n’est