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certains romans réussissent-ils à la scène, et d’autres, au contraire, n’y réussissent-ils point ? Parce que, dans les premiers, c’était déjà les volontés qui dirigeaient les événemens, et qu’au contraire, dans les seconds, elles étaient déterminées par eux. A quelles conditions une « idée » de roman pourra-t-elle devenir ce qu’on appelle une « idée » de pièce ? Ce sera si vous la retournez, en quelque sorte, et que vous imputiez à la liberté des personnes ce que le roman impute à la fatalité de la loi de nature. Je ne veux pas dire, évidemment, que cela suffira ; je dis seulement, et vous pouvez le vérifier vous-même, que je ne sache point de chef-d’œuvre, au théâtre ou dans le roman, dont l’observation ne se trouve être juste. C’est elle, effectivement, qui vous expliquera pourquoi le Roman d’un jeune homme pauvre n’a pas eu moins de succès au théâtre que sous sa forme primitive ; pourquoi, lorsqu’ils ont voulu transporter Sacs et Parchemins à la scène, MM. Jules Sandeau et Emile Augier n’en ont pris que les dernières pages ; pourquoi l’auteur du Demi-Monde, au lieu d’en faire une pièce, a fait un roman de l’Affaire Clemenceau.

Si M. de Goncourt eût pris la peine de s’en rendre compte, je doute qu’il eût mis Germinie Lacerteux au théâtre, puisque, en effet, pour l’y mettre, il en eût dû premièrement ôter ce qui en fait le principal ou l’unique intérêt. N’ai-je pas ouï-dire aussi que l’on se proposait de porter Madame Bovary à la scène ? Je le regretterais pour l’honneur de Flaubert, et, en vérité, comme les hommes sont faits, je craindrais que l’insuccès de la pièce ne compromit le renom du roman. Mais encore Madame Bovary n’était-elle pas un cas pathologique, et le personnage principal y jouait-il un autre rôle que d’être le support de sa maladie ! La névrose n’annulait pas la liberté de ses paroles ou de ses actes. Même elle trouvait dans la satisfaction de son vice une autre volupté que d’y succomber, et elle faisait une partie de son plaisir de tout ce qu’elle savait qu’elle violait pour en jouir. Il en est autrement de la Germinie de M. de Goncourt ; et je suppose qu’il le sait bien. Car, s’il ne le savait pas, comment revendiquerait-il, pour son frère et pour lui, l’honneur d’avoir jadis écrit le premier roman naturaliste ? à moins encore que nous ne nous trompions quand nous croyons que Madame Bovary a précédé de cinq ou six ans Germinie Lacerteux ? Mais non ; et j’entends bien le langage de M. de Goncourt. Il veut dire qu’en publiant Germinie Lacerteux, il a osé le premier réduire la femme à la définition qu’en donne la physiologie, — une certaine physiologie du moins, — et, en ce sens, il a raison. Germinie Lacerteux, dans l’histoire de ce temps, c’est le premier roman où l’être humain n’ait plus de la liberté que l’apparence ; « fonctionne » au lieu d’ »agir, » et ne cesse enfin de fonctionner qu’en cessant de vivre.

Mais comment mettrait-on un tel être à la scène ? Comment même